Chapitre XXII

De la Conciergerie.

Me voici transféré, comme dit le procès-verbal.

Mais le voyage vaut la peine d’être conté.

Sept heures et demie sonnaient lorsque l’huissier s’est présenté de nouveau au seuil de mon cachot. — Monsieur, m’a-t-il dit, je vous attends. — Hélas ! lui et d’autres !

Je me suis levé, j’ai fait un pas ; il m’a semblé que je n’en pourrais faire un second, tant ma tête était lourde et mes jambes faibles. Cependant je me suis remis et j’ai continué d’une allure assez ferme. Avant de sortir du cabanon, j’y ai promené un dernier coup d’œil. — Je l’aimais, mon cachot. — Puis, je l’ai laissé vide et ouvert ; ce qui donne à un cachot un air singulier.

Au reste, il ne le sera pas longtemps. Ce soir on y attend quelqu’un, disaient les porte-clefs, un condamné que la cour d’assises est en train de faire à l’heure qu’il est.

Au détour du corridor, l’aumônier nous a rejoints. Il venait de déjeuner.

Au sortir de la geôle, le directeur m’a pris affectueusement la main, et a renforcé mon escorte de quatre vétérans.

Devant la porte de l’infirmerie, un vieillard moribond m’a crié : Au revoir !

Nous sommes arrivés dans la cour. J’ai respiré ; cela m’a fait du bien.

Nous n’avons pas marché longtemps à l’air. Une voiture attelée de chevaux de poste stationnait dans la première cour ; c’est la même voiture qui m’avait amené ; une espèce de cabriolet oblong, divisé en deux sections par une grille transversale de fil de fer si épaisse qu’on la dirait tricotée. Les deux sections ont chacune une porte, l’une devant, l’autre derrière la carriole. Le tout si sale, si noir, si poudreux, que le corbillard des pauvres est un carrosse du sacre en comparaison.

Avant de m’ensevelir dans cette tombe à deux roues, j’ai jeté un regard dans la cour, un de ces regards désespérés devant lesquels il semble que les murs devraient crouler. La cour, espèce de petite place plantée d’arbres, était plus encombrée encore de spectateurs que pour les galériens. Déjà la foule !

Comme le jour du départ de la chaîne, il tombait une pluie de la saison, une pluie fine et glacée qui tombe encore à l’heure où j’écris, qui tombera sans doute toute la journée, qui durera plus que moi.

Les chemins étaient effondrés, la cour pleine de fange et d’eau. J’ai eu plaisir à voir cette foule dans cette boue.

Nous sommes montés, l’huissier et un gendarme, dans le compartiment de devant ; le prêtre, moi et un gendarme dans l’autre. Quatre gendarmes à cheval autour de la voiture. Ainsi, sans le postillon, huit hommes pour un homme.

Pendant que je montais, il y avait une vieille aux yeux gris qui disait : — J’aime encore mieux cela que la chaîne.

Je conçois. C’est un spectacle qu’on embrasse plus aisément d’un coup d’œil, c’est plus tôt vu. C’est tout aussi beau et plus commode. Rien ne vous distrait. Il n’y a qu’un homme, et sur cet homme seul autant de misère que sur tous les forçats à la fois. Seulement cela est moins éparpillé ; c’est une liqueur concentrée, bien plus savoureuse.

La voiture s’est ébranlée. Elle a fait un bruit sourd en passant sous la voûte de la grande porte, puis a débouché dans l’avenue, et les lourds battants de Bicêtre se sont refermés derrière elle. Je me sentais emporté avec stupeur, comme un homme tombé en léthargie qui ne peut ni remuer ni crier et qui entend qu’on l’enterre. J’écoutais vaguement les paquets de sonnettes pendus au cou des chevaux de poste sonner en cadence et comme par hoquets, les roues ferrées bruire sur le pavé ou cogner la caisse en changeant d’ornière, le galop sonore des gendarmes autour de la carriole, le fouet claquant du postillon. Tout cela me semblait comme un tourbillon qui m’emportait.

À travers le grillage d’un judas percé en face de moi, mes yeux s’étaient fixés machinalement sur l’inscription gravée en grosses lettres au-dessus de la grande porte de Bicêtre : Hospice de la Vieillesse.

— Tiens, me disais-je, il paraît qu’il y a des gens qui vieillissent, là.

Et, comme on fait entre la veille et le sommeil, je retournais cette idée en tous sens dans mon esprit engourdi de douleur. Tout à coup la carriole, en passant de l’avenue dans la grande route, a changé le point de vue de la lucarne. Les tours de Notre-Dame sont venues s’y encadrer, bleues et à demi effacées dans la brume de Paris. Sur-le-champ le point de vue de mon esprit a changé aussi. J’étais devenu machine comme la voiture. À l’idée de Bicêtre a succédé l’idée des tours de Notre-Dame. — Ceux qui seront sur la tour où est le drapeau verront bien, me suis-je dit en souriant stupidement.

Je crois que c’est à ce moment-là que le prêtre s’est remis à me parler. Je l’ai laissé dire patiemment. J’avais déjà dans l’oreille le bruit des roues, le galop des chevaux, le fouet du postillon. C’était un bruit de plus.

J’écoutais en silence cette chute de paroles monotones qui assoupissaient ma pensée comme le murmure d’une fontaine, et qui passaient devant moi, toujours diverses et toujours les mêmes, comme les ormeaux tordus de la grande route, lorsque la voix brève et saccadée de l’huissier, placé sur le devant, est venue subitement me secouer.

— Eh bien ! monsieur l’abbé, disait-il avec un accent presque gai, qu’est-ce que vous savez de nouveau ?

C’est vers le prêtre qu’il se retournait en parlant ainsi.

L’aumônier, qui me parlait sans relâche, et que la voiture assourdissait, n’a pas répondu.

— Hé ! hé ! a repris l’huissier en haussant la voix pour avoir le dessus sur le bruit des roues ; infernale voiture !

Infernale ! En effet.

Il a continué :

— Sans doute, c’est le cahot ; on ne s’entend pas. Qu’est-ce que je voulais donc dire ? Faites-moi le plaisir de m’apprendre ce que je voulais dire, monsieur l’abbé ? — Ah ! savez-vous la grande nouvelle de Paris, aujourd’hui ?

J’ai tressailli, comme s’il parlait de moi.

— Non, a dit le prêtre, qui avait enfin entendu, je n’ai pas eu le temps de lire les journaux ce matin. Je verrai cela ce soir. Quand je suis occupé comme cela toute la journée, je recommande au portier de me garder mes journaux, et je les lis en rentrant.

— Bah ! a repris l’huissier, il est impossible que vous ne sachiez pas cela. La nouvelle de Paris ! la nouvelle de ce matin !

J’ai pris la parole : — Je crois la savoir.

L’huissier m’a regardé.

— Vous ! vraiment ! En ce cas, qu’en dites-vous ?

— Vous êtes curieux ! lui ai-je dit.

— Pourquoi, monsieur ? a répliqué l’huissier. Chacun a son opinion politique. Je vous estime trop pour croire que vous n’avez pas la vôtre. Quant à moi, je suis tout à fait d’avis du rétablissement de la garde nationale. J’étais sergent de ma compagnie, et, ma foi, c’était fort agréable.

Je l’ai interrompu.

— Je ne croyais pas que ce fût de cela qu’il s’agissait.

— Et de quoi donc ? Vous disiez savoir la nouvelle…

— Je parlais d’une autre, dont Paris s’occupe aussi aujourd’hui.

L’imbécile n’a pas compris ; sa curiosité s’est éveillée.

— Une autre nouvelle ? Où diable avez-vous pu apprendre des nouvelles ? Laquelle, de grâce, mon cher monsieur ? Savez-vous ce que c’est, monsieur l’abbé ? êtes-vous plus au courant que moi ? Mettez-moi au fait, je vous prie. De quoi s’agit-il ? — Voyez-vous, j’aime les nouvelles. Je les conte à monsieur le président, et cela l’amuse.

Et mille billevesées. Il se tournait tour à tour vers le prêtre et vers moi, et je ne répondais qu’en haussant les épaules.

— Eh bien ! m’a-t-il dit, à quoi pensez-vous donc ?

— Je pense, ai-je répondu, que je ne penserai plus ce soir.

— Ah ! c’est cela ! a-t-il répliqué. Allons, vous êtes trop triste ! M. Castaing causait.

Puis, après un silence :

— J’ai conduit M. Papavoine ; il avait sa casquette de loutre et fumait son cigare. Quant aux jeunes gens de La Rochelle, ils ne parlaient qu’entre eux. Mais ils parlaient.

Il a fait encore une pause, et a poursuivi :

— Des fous ! des enthousiastes ! Ils avaient l’air de mépriser tout le monde. Pour ce qui est de vous, je vous trouve vraiment bien pensif, jeune homme.

— Jeune homme ! lui ai-je dit, je suis plus vieux que vous ; chaque quart d’heure qui s’écoule me vieillit d’une année.

Il s’est retourné, m’a regardé quelques minutes avec un étonnement inepte, puis s’est mis à ricaner lourdement.

— Allons, vous voulez rire, plus vieux que moi ! je serais votre grand-père.

— Je ne veux pas rire, lui ai-je répondu gravement.

Il a ouvert sa tabatière.

— Tenez, cher monsieur, ne vous fâchez pas ; une prise de tabac, et ne me gardez pas rancune.

— N’ayez pas peur ; je n’aurai pas longtemps à vous la garder.

En ce moment sa tabatière, qu’il me tendait, a rencontré le grillage qui nous séparait. Un cahot a fait qu’elle l’a heurté assez violemment et est tombée tout ouverte sous les pieds du gendarme.

— Maudit grillage ! s’est écrié l’huissier.

Il s’est tourné vers moi.

— Eh bien ! ne suis-je pas malheureux ? tout mon tabac est perdu !

— Je perds plus que vous, ai-je répondu en souriant.

Il a essayé de ramasser son tabac, en grommelant entre ses dents :

— Plus que moi ! cela est facile à dire. Pas de tabac jusqu’à Paris ! c’est terrible !

L’aumônier alors lui a adressé quelques paroles de consolation, et je ne sais si j’étais préoccupé, mais il m’a semblé que c’était la suite de l’exhortation dont j’avais eu le commencement. Peu à peu la conversation s’est engagée entre le prêtre et l’huissier ; je les ai laissés parler de leur côté, et je me suis mis à penser du mien.

En abordant la barrière, j’étais toujours préoccupé sans doute, mais Paris m’a paru faire un plus grand bruit qu’à l’ordinaire.

La voiture s’est arrêtée un moment devant l’octroi. Les douaniers de ville l’ont inspectée. Si c’eût été un mouton ou un bœuf qu’on eût mené à la boucherie, il aurait fallu leur jeter une bourse d’argent ; mais une tête humaine ne paye pas de droit. Nous avons passé.

Le boulevard franchi, la carriole s’est enfoncée au grand trot dans ces vieilles rues tortueuses du faubourg Saint-Marceau et de la Cité, qui serpentent et s’entrecoupent comme les mille chemins d’une fourmilière. Sur le pavé de ces rues étroites le roulement de la voiture est devenu si bruyant et si rapide, que je n’entendais plus rien du bruit extérieur. Quand je jetais les yeux par la petite lucarne carrée, il me semblait que le flot des passants s’arrêtait pour regarder la voiture, et que des bandes d’enfants couraient sur sa trace. Il m’a semblé aussi voir de temps en temps dans les carrefours çà et là un homme ou une vieille en haillons, quelquefois les deux ensemble, tenant en main une liasse de feuilles imprimées que les passants se disputaient, en ouvrant la bouche comme pour un grand cri.

Huit heures et demie sonnaient à l’horloge du Palais au moment où nous sommes arrivés dans la cour de la Conciergerie. La vue de ce grand escalier, de cette noire chapelle, de ces guichets sinistres, m’a glacé. Quand la voiture s’est arrêtée, j’ai cru que les battements de mon cœur allaient s’arrêter aussi.

J’ai recueilli mes forces ; la porte s’est ouverte avec la rapidité de l’éclair ; j’ai sauté à bas du cachot roulant, et je me suis enfoncé à grands pas sous la voûte entre deux haies de soldats. Il s’était déjà formé une foule sur mon passage.


"Le Dernier Jour d'un Condamné" de Victor Hugo est un récit poignant et intense qui plongent le lecteur dans l'esprit d'un homme condamné à mort, le héros anonyme, alors qu'il attend l'exécution de sa peine. À travers un regard lucide sur la réalité de la peine capitale, l'œuvre explore les pensées, les émotions et les réflexions de ce condamné, dévoilant ses angoisses et ses souvenirs. L'auteur, en taillant dans la chair de cet enfermement psychologique, met en lumière l'absurdité et la cruauté d'une justice qui se veut rétributive.

Le récit est empreint d'une grande humanité, le personnage principal partage ses réflexions sur la vie, la mort, le désespoir et l'espoir, qu'il s'accroche encore malgré son destin tragique. On ressent son isolement dans la prison, l'angoisse qui le ronge à l'approche de l'exécution, mais aussi ses souvenirs de liberté, de joie et de regret, ce qui rend son vécu terriblement touchant et universel. À travers ses pensées, le lecteur est amené à comprendre la souffrance d'un individu face à une société qui ne lui accorde aucune pitié.

Hugo use d'une écriture très évocatrice, réussissant à susciter chez le lecteur une empathie profonde pour le condamné. Le livre est à la fois une critique sociale de la peine de mort et une introspection sur la condition humaine, sur le sens de la vie et le poids de la culpabilité. Chaque page est imprégnée de la tension de l’imminence de la mort et d’un désir ardent de vivre, de reprendre son destin en main, mais aussi d’une lucidité sur l’inéluctabilité du sort.

Tout au long de l'œuvre, Victor Hugo interroge la notion de justice et d'humanité. Le condamné, sans nom et sans visage, devient alors un symbole de tous ceux qui souffrent sous le poids d'un système judiciaire inhumain. À travers un style lyrique et poignant, l'auteur invite ses lecteurs à réfléchir sur leurs propres valeurs et sur la fragilité de la vie humaine.

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