(Mme de SALLUS, dans son salon, lit au coin du feu. Jacques de RANDOL entre sans bruit, regarde si personne ne le voit et vivement la baise sur les cheveux. Elle a un sursaut, pousse un petit cri et se retourne.)
Madame de Sallus
Oh ! que vous êtes imprudent !
Jacques de Randol
Ne craignez rien, on ne m'a point vu.
Madame de Sallus
Mais les domestiques ?
Jacques de Randol
Dans l'antichambre.
Madame de Sallus
Comment !… on ne vous a pas annoncé !
Jacques de Randol
Non… On m'a ouvert la porte, simplement.
Madame de Sallus
Mais à quoi pensent-ils ?
Jacques de Randol
Ils pensent, sans doute, que je ne compte plus.
Madame de Sallus
Je ne leur permettrai pas cela. Je veux qu'on vous annonce. Cela aurait mauvais air.
Jacques de Randol (riant.)
Ils vont peut-être se mettre à annoncer votre mari…
Madame de Sallus
Jacques, cette plaisanterie est déplacée.
Jacques de Randol
Pardon. (Il s'assied.)
Attendez-vous quelqu'un ?
Madame de Sallus
Oui… probablement. Vous savez que je reçois toujours quand je suis chez moi.
Jacques de Randol
Je sais qu'on a le plaisir de vous apercevoir cinq minutes, juste le temps de vous demander des nouvelles de votre santé, et puis paraît un monsieur quelconque, amoureux de vous, bien entendu, et qui attend avec impatience que le premier arrivé s'en aille.
Madame de Sallus (souriant.)
Que voulez-vous y faire ? Du moment que je ne suis pas votre femme, il faut bien qu'il en soit ainsi.
Jacques de Randol
Ah ! si vous étiez ma femme !…
Madame de Sallus
Si j'étais votre femme ?
Jacques de Randol
Je vous emmènerais, pendant cinq ou six mois, loin de cette horrible ville, pour vous posséder tout seul.
Madame de Sallus
Vous en auriez vite assez.
Jacques de Randol
Ah ! mais non.
Madame de Sallus
Ah ! mais oui.
Jacques de Randol
Savez-vous que c'est très torturant d'aimer une femme comme vous.
Madame de Sallus
Pourquoi ?
Jacques de Randol
Parce qu'on vous aime, comme les affamés regardent les pâtés et les volailles derrière les vitres d'un restaurant.
Madame de Sallus
Oh ! Jacques !…
Jacques de Randol
C'est vrai. Une femme du monde appartient au monde, c'est-à-dire à tout le monde, excepté à celui à qui elle se donne. Celui-là peut la voir, toutes portes ouvertes, un quart d'heure tous les trois jours, pas plus souvent, à cause des valets. Par exception, avec mille précautions, avec mille craintes, avec mille ruses, elle le rejoint, une ou deux fois par mois, dans un logis meublé. C'est elle alors qui a juste un quart d'heure à lui accorder, parce qu'elle sort de chez Mme X…, pour aller chez Mme Z…, où elle a dit à son cocher de la prendre. S'il pleut, elle ne viendra pas, car il lui est alors impossible de se débarrasser de ce cocher. Or, ce cocher et le valet de pied, et Mme X…, et Mme Z…, et toutes les autres, tous ceux qui entrent chez elle comme dans un musée, un musée qui ne ferme pas, tous ceux et toutes celles qui mangent sa vie, minute par minute, seconde par seconde, à qui elle se doit comme un employé doit son temps à l'État, parce qu'elle est du monde, tous ces gens sont la vitre transparente et incassable qui vous sépare de ma tendresse.
Madame de Sallus
Vous êtes nerveux, aujourd'hui.
Jacques de Randol
Non, mais je suis affamé de solitude avec vous. Vous êtes à moi, n'est-ce pas, ou plutôt je suis à vous ; eh bien ! est-ce que ça en a l'air, en vérité ? Je passe ma vie à chercher les moyens de vous rencontrer. Oui, notre amour est fait de rencontres, de saluts, de regards, de frôlements, et pas d'autre chose. Nous nous rencontrons, le matin, dans l'avenue, un salut ; nous nous rencontrons chez vous ou chez une femme quelconque, vingt paroles ; nous nous rencontrons au théâtre, dix paroles ; nous dînons quelquefois à la même table, trop loin pour nous parler, et alors je n'ose même pas vous regarder, à cause des autres yeux. C'est cela s'aimer ! Est-ce que nous nous connaissons seulement ?
Madame de Sallus
Alors, vous voudriez peut-être m'enlever ?
Jacques de Randol
C'est impossible, malheureusement.
Madame de Sallus
Alors, quoi ?
Jacques de Randol
Je ne sais pas. Je dis seulement que cette vie est très énervante.
Madame de Sallus
C'est justement parce qu'il y a beaucoup d'obstacles que votre tendresse ne languit point.
Jacques de Randol
Oh ! Madeleine, pouvez-vous dire cela ?
Madame de Sallus
Croyez-moi, si votre affection a des chances de durer, c'est surtout parce qu'elle n'est pas libre.
Jacques de Randol
Vrai, je n'ai jamais vu de femme aussi positive que vous. Alors, vous croyez que si le hasard faisait que je fusse votre mari, je cesserais de vous aimer ?
Madame de Sallus
Pas tout de suite, mais bientôt.
Jacques de Randol
C'est révoltant, ce que vous dites !
Madame de Sallus
Non, c'est juste. Vous savez, quand un confiseur prend à son service une vendeuse gourmande, il lui dit : "Mangez des bonbons tant que vous voudrez, mon enfant." Elle s'en gorge pendant huit jours, puis elle en est dégoûtée pour le reste de sa vie.
Jacques de Randol
Ah çà ! voyons, pourquoi m'avez-vous… distingué ?
Madame de Sallus
Je ne sais pas,… pour vous être agréable.
Jacques de Randol
Je vous en prie. Ne vous moquez pas de moi.
Madame de Sallus
Je me suis dit : Voici un pauvre garçon qui a l'air très amoureux de moi. Moi, je suis très libre, moralement, ayant tout à fait cessé de plaire à mon mari depuis plus de deux ans. Or, puisque cet homme m'aime, pourquoi pas lui ?
Jacques de Randol
Vous êtes cruelle.
Madame de Sallus
Au contraire, je ne l'ai pas été. De quoi vous plaignez-vous donc ?
Jacques de Randol
Tenez, vous m'exaspérez avec cette moquerie continuelle. Depuis que je vous aime, vous me torturez ainsi et je ne sais seulement pas si vous avez pour moi la moindre tendresse.
Madame de Sallus
J'ai eu, en tout cas, des bontés.
Jacques de Randol
Oh ! vous avez joué un jeu bizarre. Dès le premier jour, je vous ai sentie coquette avec moi, coquette obscurément, mystérieusement, coquette comme vous savez l'être, sans le montrer, quand vous voulez plaire, vous autres. Vous m'avez peu à peu conquis avec des regards, des sourires, des poignées de main, sans vous compromettre, sans vous engager, sans vous démasquer. Vous avez été terriblement forte et séduisante. Je vous ai aimée de toute mon âme, moi, sincèrement et loyalement. Et, aujourd'hui, je ne sais pas quel sentiment vous avez là — au fond du cœur, — quelle pensée vous avez là — au fond de la tête, — je ne sais pas, je ne sais rien. Je vous regarde et je me dis : cette femme, qui semble m'avoir choisi, semble aussi oublier toujours qu'elle m'a choisi. M'aime-t-elle ? Est-elle lasse de moi ? A-t-elle fait un essai, pris un amant pour voir, pour savoir, pour goûter, — sans avoir faim ? Il y a des jours où je me demande si, parmi tous ceux qui vous aiment, et qui vous le disent sans cesse, il n'y en a pas un qui commence à vous plaire davantage.
Madame de Sallus
Mon Dieu ! il y a des choses qu'il ne faut jamais approfondir.
Jacques de Randol
Oh ! que vous êtes dure ! Cela signifie que vous ne m'aimez pas.
Madame de Sallus
De quoi vous plaignez-vous ? De ce que je ne parle point,… car… je ne crois pas que vous ayez autre chose à me reprocher.
Jacques de Randol
Pardonnez-moi. Je suis jaloux.
Madame de Sallus
De qui ?
Jacques de Randol
Je ne sais pas. Je suis jaloux de tout ce que j'ignore en vous.
Madame de Sallus
Oui. Sans m'être reconnaissant du reste.
Jacques de Randol
Pardon. Je vous aime trop, tout m'inquiète.
Madame de Sallus
Tout ?
Jacques de Randol
Oui, tout.
Madame de Sallus
Êtes-vous jaloux de mon mari ?
Jacques de Randol (stupéfait.)
Non… Quelle idée !
Madame de Sallus
Eh bien ! vous avez tort.
Jacques de Randol
Allons, toujours votre moquerie.
Madame de Sallus
Non. Je voulais même vous en parler, très sérieusement, et vous demander conseil.
Jacques de Randol
Au sujet de votre mari ?
Madame de Sallus (sérieuse.)
Oui. Je ne ris pas, ou plutôt je ne ris plus. (Riant.)
Alors, vous n'êtes pas jaloux de mon mari ? C'est pourtant le seul homme qui ait des droits sur moi.
Jacques de Randol
C'est justement parce qu'il a des droits que je ne suis point jaloux. Le cœur des femmes n'admet point qu'on ait des droits.
Madame de Sallus
Mon cher, le droit est une chose positive, un titre de possession qu'on peut négliger — comme mon mari l'a fait depuis deux ans, — mais aussi dont on peut toujours user à un moment donné, comme il semble vouloir le faire depuis quelque temps.
Jacques de Randol
Vous dites que votre mari…
Madame de Sallus
Oui.
Jacques de Randol
C'est impossible…
Madame de Sallus
Pourquoi impossible ?
Jacques de Randol
Parce que votre mari a… d'autres occupations.
Madame de Sallus
Il aime en changer, paraît-il.
Jacques de Randol
Voyons, Madeleine, que se passe-t-il ?
Madame de Sallus
Tiens !… vous devenez donc jaloux de lui ?
Jacques de Randol
Je vous en supplie, dites-moi si vous vous moquez ou si vous parlez sérieusement.
Madame de Sallus
Je parle sérieusement, très sérieusement.
Jacques de Randol
Alors que se passe-t-il ?
Madame de Sallus
Vous savez ma situation, mais je ne vous ai jamais dit toute mon histoire. Elle est fort simple. La voici en vingt mots. J'ai épousé, à dix-neuf ans, le comte Jean de Sallus, devenu amoureux de moi après m'avoir vue à l'Opéra-Comique. Il connaissait déjà le notaire de papa. Il a été très gentil, pendant les premiers temps ; oui, très gentil ! Je crois vraiment qu'il m'aima. Et moi aussi, j'étais très gentille pour lui, très gentille. Certes, il n'a pas pu m'adresser l'ombre d'un reproche.
Jacques de Randol
L'aimiez-vous ?
Madame de Sallus
Mon Dieu ! ne faites donc jamais de ces questions-là !
Jacques de Randol
Alors, vous l'aimiez ?
Madame de Sallus
Oui et non. Si je l'aimais, c'était comme une petite sotte. Mais je ne le lui ai jamais dit, car je ne sais pas manifester.
Jacques de Randol
Ça, c'est vrai.
Madame de Sallus
Oui, il est possible que je l'aie aimé quelque temps, niaisement, en jeune femme timide, tremblante, gauche, inquiète, toujours effarouchée par cette vilaine chose, l'amour d'un homme, par cette vilaine chose, qui est aussi très douce, quelquefois ! Lui, vous le connaissez. C'est un beau, un beau de cercle, — les pires des beaux. Ceux-là, au fond, n'ont jamais d'affection durable que pour les filles qui sont les vraies femelles des clubmen. Ils ont des habitudes de caquetages polissons et de caresses dépravées. Il leur faut du nu et de l'obscène — paroles et corps — pour les attirer et les retenir… — À moins que,… à moins que les hommes, vraiment, soient incapables d'aimer longtemps la même femme. Enfin, je sentis bientôt que je lui devenais indifférente, qu'il m'embrassait… avec négligence, qu'il me regardait… sans attention, qu'il ne se gênait plus devant moi… pour moi, dans ses manières, dans ses gestes, dans ses discours. Il se jetait au fond des fauteuils avec brusquerie, lisait le journal aussitôt rentré, haussait les épaules et criait : "Je m'en fiche un peu", quand il n'était pas content. Un jour enfin, il bâilla en étirant ses bras. Ce jour-là je compris qu'il ne m'aimait plus ; j'eus un gros chagrin, mais je souffris tant que je ne sus pas être coquette comme il le fallait et le reprendre. J'appris bientôt qu'il avait une maîtresse, une femme du monde, d'ailleurs. Alors nous avons vécu comme deux voisins, après une explication orageuse.
Jacques de Randol
Comment ? Une explication ?
Madame de Sallus
Oui.
Jacques de Randol
À propos de… sa maîtresse.
Madame de Sallus
Oui et non… C'est très difficile à dire… Il se croyait obligé… pour ne pas éveiller mes soupçons, sans doute,… de simuler de temps en temps,… rarement,… une certaine tendresse, très froide d'ailleurs, pour sa femme légitime… qui avait des droits à cette tendresse… Eh bien !… je lui ai signifié qu'il pourrait s'abstenir à l'avenir de ces manifestations politiques.
Jacques de Randol
Comment lui avez-vous dit ça ?
Madame de Sallus
Je ne me le rappelle pas.
Jacques de Randol
Ça a dû être très amusant.
Madame de Sallus
Non… il a d'abord paru très surpris. Puis je lui ai débité une petite phrase apprise par coeur, bien préparée, où je l'invitais à porter ailleurs ses fantaisies intermittentes. Il a compris, m'a saluée très poliment, et il est parti,… pour tout à fait.
Jacques de Randol
Jamais revenu ?
Madame de Sallus
Jamais.
Jacques de Randol
Il n'a jamais essayé de vous parler de son affection ?
Madame de Sallus
Non,… jamais !
Jacques de Randol
L'avez-vous regretté ?
Madame de Sallus
Peu importe. Ce qui importe, par exemple, c'est qu'il a eu d'innombrables maîtresses, qu'il entretenait, qu'il affichait, qu'il promenait. Cela m'a d'abord irritée, désolée, humiliée ; puis j'en ai pris mon parti ; puis, plus tard, deux ans plus tard,… j'ai pris un amant,… vous,… Jacques.
Jacques de Randol (lui baisant la main.)
Et moi, je vous aime de toute mon âme, Madeleine.
Madame de Sallus
Tout ça n'est pas propre.
Jacques de Randol
Quoi ?… tout ça ?…
Madame de Sallus
La vie,… mon mari,… ses maîtresses,… moi… et vous.
Jacques de Randol
Voilà qui prouve, plus que tout, que vous ne m'aimez pas.
Madame de Sallus
Pourquoi ?
Jacques de Randol
Vous osez dire de l'amour : "ça n'est pas propre !" Si vous aimiez, ce serait divin ! Mais une femme amoureuse traiterait de criminel et d'ignoble celui qui affirmerait une pareille chose. Pas propre, l'amour !
Madame de Sallus
C'est possible ! Tout dépend des yeux : je vois trop.
Jacques de Randol
Que voyez-vous ?
Madame de Sallus
Je vois trop bien, trop loin, trop clair.
Jacques de Randol
Vous ne m'aimez pas.
Madame de Sallus
Si je ne vous aimais pas… un peu… je n'aurais aucune excuse de m'être donnée à vous.
Jacques de Randol
Un peu… Juste ce qu'il faut pour vous excuser.
Madame de Sallus
Je ne m'excuse pas : je m'accuse.
Jacques de Randol
Donc, vous m'aimiez… un peu,… alors,… et vous ne m'aimez plus.
Madame de Sallus
Ne raisonnons pas trop.
Jacques de Randol
Vous ne faites que cela.
Madame de Sallus
Non ; mais je juge les choses accomplies. On n'a jamais d'idées justes et d'opinions saines que sur ce qui est passé.
Jacques de Randol
Et vous regrettez ?…
Madame de Sallus
Peut-être.
Jacques de Randol
Alors, demain ?…
Madame de Sallus
Je ne sais pas.
Jacques de Randol
N'est-ce rien de vous être fait un ami qui est à vous corps et âme ?
Madame de Sallus
Aujourd'hui.
Jacques de Randol
Et demain.
Madame de Sallus
Oui, le demain d'après la nuit, mais pas le demain d'après l'année.
Jacques de Randol
Vous verrez… Alors, votre mari ?…
Madame de Sallus
Cela vous tracasse ?
Jacques de Randol
Parbleu !
Madame de Sallus
Mon mari redevient amoureux de moi.
Jacques de Randol
Pas possible !
Madame de Sallus
Encore !… Êtes-vous insolent ! Pourquoi pas ? mon cher.
Jacques de Randol
On devient amoureux d'une femme, avant de l'épouser, on ne redevient point amoureux de sa femme.
Madame de Sallus
Peut-être ne l'avait-il pas été jusqu'ici.
Jacques de Randol
Impossible qu'il vous ait connue sans vous avoir aimée, à sa manière… courte et cavalière.
Madame de Sallus
Peu importe. Il se met ou se remet à m'aimer.
Jacques de Randol
Vrai, je ne comprends pas. Racontez-moi.
Madame de Sallus
Mais je n'ai rien à raconter : il me fait des déclarations et m'embrasse, et me menace de… de… son autorité. Enfin je suis très inquiète, très tourmentée.
Jacques de Randol
Madeleine… vous me torturez.
Madame de Sallus
Eh bien ! et moi, croyez-vous que je ne souffre pas ? Je ne suis plus une femme fidèle puisque je vous appartiens ; mais je suis et je resterai un cœur droit. — Vous ou lui. — Jamais vous et lui. Voilà ce qui est pour moi une infamie, la grosse infamie des femmes coupables ; ce partage qui les rend ignobles. On peut tomber, parce que,… parce qu'il y a des fossés le long des routes et qu'il n'est pas toujours facile de suivre le droit chemin ; mais, si on tombe, ce n'est pas une raison pour se vautrer dans la boue.
Jacques de Randol (lui prenant et lui baisant les mains.)
Je vous adore.
Madame de Sallus (simplement.)
Moi aussi, je vous aime beaucoup, Jacques, et voilà pourquoi j'ai peur.
Jacques de Randol
Enfin !… merci… Voyons, dites-moi, depuis combien de temps est-il atteint de… cette rechute ?
Madame de Sallus
Mais, depuis… quinze jours ou trois semaines.
Jacques de Randol
Pas davantage ?
Madame de Sallus
Pas davantage.
Jacques de Randol
Eh bien ! votre mari est tout simplement… veuf.
Madame de Sallus
Vous dites ?
Jacques de Randol
Je dis que votre mari est en disponibilité et qu'il tâche d'occuper avec sa femme ses loisirs passagers.
Madame de Sallus
Moi, je vous dis qu'il est amoureux de moi.
Jacques de Randol
Oui,… oui… Oui et non… Il est amoureux de vous… et aussi d'une autre… Voyons,… il est de mauvaise humeur, n'est-ce pas ?
Madame de Sallus
Oh ! d'une humeur exécrable.
Jacques de Randol
Voilà donc un homme amoureux de vous et qui manifeste cette reprise de tendresse par un caractère insupportable,… car il est insupportable, n'est-ce pas ?
Madame de Sallus
Oh ! oui, insupportable.
Jacques de Randol
S'il était pressant avec douceur, vous n'en auriez pas peur ainsi. Vous vous diriez : "J'ai le temps", et puis il vous inspirerait un peu de pitié, car on a toujours de l'apitoiement pour l'homme qui vous aime, fût-il votre mari.
Madame de Sallus
C'est vrai.
Jacques de Randol
Il est nerveux ; préoccupé, sombre ?
Madame de Sallus
Oui,… oui…
Jacques de Randol
Et brusque avec vous,… pour ne pas dire brutal ? Il réclame un droit et n'adresse pas une prière ?
Madame de Sallus
C'est vrai…
Jacques de Randol
Ma chère, en ce moment, vous êtes un dérivatif.
Madame de Sallus
Mais non,… mais non…
Jacques de Randol
Ma chère amie, la dernière maîtresse de votre mari était Mme de Bardane qu'il a lâchée, très cavalièrement, voici deux mois, pour faire la cour à la Santelli.
Madame de Sallus
La chanteuse ?
Jacques de Randol
Oui. Une capricieuse, très habile, très rusée, très vénale, ce qui n'est pas rare au théâtre,… dans le monde non plus, d'ailleurs…
Madame de Sallus
C'est pour cela qu'il va sans cesse à l'Opéra !
Jacques de Randol (riant.)
N'en doutez pas.
Madame de Sallus (songeant.)
Non,… non, vous vous trompez.
Jacques de Randol
La Santelli résiste et l'affole. Alors, ayant le cœur plein de tendresse, sans débouché, il vous en offre une partie.
Madame de Sallus
Mon cher, vous rêvez !… S'il était amoureux de la Santelli, il ne me dirait pas qu'il m'aime… S'il était éperdument préoccupé de cette cabotine, il ne me ferait pas la cour, à moi. S'il la convoitait violemment, enfin, il ne me désirerait pas, en même temps.
Jacques de Randol
Ah ! comme vous connaissez peu certains hommes ! Ceux de la race de votre mari, quand une femme a jeté en leur cœur ce poison, l'amour, qui n'est pour eux que du désir brutal, quand cette femme leur échappe, ou leur résiste, ils ressemblent à des chiens devenus enragés. Ils vont devant eux comme des fous, comme des possédés, les bras ouverts, les lèvres tendues. Il faut qu'ils aiment n'importe qui, comme le chien ouvre la gueule et mord n'importe qui, n'importe quoi. La Santelli a déchaîné la bête et vous vous trouvez à portée de sa dent, prenez garde. Ça de l'amour ? non ; si vous voulez, c'est de la rage.
Madame de Sallus
Vous devenez injuste pour lui. La jalousie vous rend méchant.
Jacques de Randol
Je ne me trompe pas, soyez-en sûre.
Madame de Sallus
Si, vous vous trompez. Mon mari, jadis, m'a négligée, abandonnée, me trouvant niaise, sans doute. Maintenant, il me trouve mieux et revient à moi. Rien de plus simple. Tant pis pour lui, d'ailleurs, car il ne tenait qu'à lui que je fusse une honnête femme toute ma vie.
Jacques de Randol
Madeleine !
Madame de Sallus
Eh bien ! quoi ?
Jacques de Randol
Cesse-t-on d'être une honnête femme quand, rejetée par l'homme qui a pris charge de votre existence, de votre bonheur, de votre tendresse et de vos rêves, on ne se résigne pas, étant jeune, belle et pleine d'espoir, à l'éternel isolement, à l'éternel abandon ?
Madame de Sallus
Je vous ai déjà dit qu'il y a des choses auxquelles il ne faut point trop penser. Celle-là est du nombre. (On entend deux coups de timbre.)
C'est mon mari. Tâchez de lui plaire. Il est fort ombrageux en ce moment.
Jacques de Randol (se levant.)
Je préfère m'en aller. Je ne l'aime guère, votre mari, pour beaucoup de raisons. Et puis, il m'est pénible d'être gracieux pour lui, que je méprise un peu, et qui aurait le droit de me mépriser beaucoup, puisque je lui serre la main.
Madame de Sallus
Je vous ai bien dit que tout cela n'est pas très propre.
« Mme Bonderoi.— Oui, Mme Bonderoi.— Pas possible ?— Je — vous — le — dis.— Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l’honorable...
« Le Réveillon ! le Réveillon ! Ah ! mais non, je ne réveillonnerai pas ! »Le gros Henri Templier disait cela, d’une voix furieuse, comme si on lui eût...
« Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.— Racontez tout de même.— Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est...
Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n’importe quoi.Comme il se promenait tristement par un...
Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme ? Oh ! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait-elle pas pour cela ? Une...