ACTE III - Scène IV


Horace
Je reviens de chez vous, et le destin me montre
Qu'il n'a pas résolu que je vous y rencontre.
Mais j'irai tant de fois, qu'enfin quelque moment…

Arnolphe
Hé ! mon Dieu ! n'entrons point dans ce vain compliment,
Rien me fâche tant que ces cérémonies ;
Et, si l'on m'en croyait, elles seraient bannies.
C'est un maudit usage ; Et la plupart des gens
Y perdent sottement les deux tiers de leur temps. (Il se couvre.)
Mettons donc sans façon.
Hé bien ! vos amourettes,
Puis-je, seigneur Horace, apprendre où vous en êtes ?
J'étais tantôt distrait par quelque vision ;
Mais depuis là-dessus j'ai fait réflexion.
De vos premiers progrès j'admire la vitesse,
Et dans l'événement mon âme s'intéresse.

Horace
Ma foi, depuis qu'à vous s'est découvert mon cœur,
Il est à mon amour arrivé du malheur.

Arnolphe
Oh ! oh ! comment cela ?

Horace
La fortune cruelle a ramené des champs le patron de la belle.

Arnolphe
Quel malheur !

Horace
Et de plus, à mon très-grand regret,
Il a su de nous deux le commerce secret.

Arnolphe
D'où diantre a-t-il sitôt appris cette aventure ?

Horace
Je ne sais. Mais enfin c'est une chose sûre. Je pensais aller rendre, à mon heure à peu près,
Ma petite visite à ses jeunes attraits, lorsque, changeant pour moi de ton et de visage,
Et servante et valet m'ont bouché le passage, et d'un
Retirez-vous, vous nous importunez,
L'ont assez rudement fermé la porte au nez.

Arnolphe
La porte au nez !

Horace
Au nez.

Arnolphe
La chose est un peu forte.

Horace
J'ai voulu leur parler au travers de la porte ;
Mais à tous mes propos ce qu'ils ont répondu c'est ;
Fous n'entrerez point, monsieur l'a défendu.

Arnolphe
Ils n'ont donc point ouvert ?

Horace
Non. Et de la fenêtre agnès m'a confirmé le retour de ce maître,
En me chassant de là d'un ton plein de fierté,
Accompagné d'un grès que sa main a jeté.

Arnolphe
Comment ! d'un grès !

Horace
D'un grès de taille non petite,
Dont on a par ses mains régalé ma visite.

Arnolphe
Diantre ! ce ne sont pas des prunes que cela !
Et je trouve fâcheux l'état où vous voilà.

Horace
Il est vrai, je suis mal par ce retour funeste.

Arnolphe
Certes j'en suis fâché pour vous, je vous proteste.

Horace
Cet homme me rompt tout.

Arnolphe
Oui : mais cela n'est rien

Horace
Il faut bien essayer, par quelque intelligence,
De vaincre du jaloux l'exacte vigilance.

Arnolphe
Cela vous est facile ; et la fille, après tout, Vous aime ?

Horace
Assurément.

Arnolphe
Vous en viendrez à bout.

Horace
Je l'espère.

Arnolphe
Le grès vous a mis en déroute ; Mais cela ne doit pas vous étonner.

Horace
Sans doute ;
Et j'ai compris d'abord que mon homme était là,
Qui, sans se faire voir, conduisait tout cela.
Mais ce qui m'a surpris, et qui va vous surprendre,
C'est un autre incident que vous allez entendre ;
Un trait hardi qu'a fait cette jeune beauté,
Et qu'on n'attendrait point de sa simplicité.
Il le faut avouer, l'amour est un grand maître.
Ce qu'on ne fut jamais il nous enseigne à l'être ;
Et souvent de nos mœurs l'absolu changement
Devient par ses leçons l'ouvrage d'un moment.
De la nature en nous il force les obstacles,
Et ses effets soudains ont de l'air des miracles.
D'un avare à l'instant il fait un libéral,.
Un vaillant d'un poltron, un civil d'un brutal ;
Il rend agile à tout l'âme la plus pesante,
Et donne de l'esprit à la plus innocente.
Oui, ce dernier miracle éclate dans agnès,
Car, tranchant avec moi par ces termes exprès,
"Retirez-vous, mon âme aux visites renonce, "
Je sais tous vos discours, et voilà ma réponse, "
Cette pierre, ou ce grès, dont vous vous étonniez
Avec un mot de lettre est tombée à mes pieds,
Et j'admire de voir cette lettre ajustée
Avec le sens des mots et la pierre jetée.
D'une telle action n'êtes-vous par surpris ?
L'amour sait-il pas l'art d'aiguiser les esprits ?
Et peut-on me nier que ses flammes puissantes
Ne fassent dans un cœur des choses étonnantes ?
Que dites-vous du tour et de ce mot d'écrit ?
Hé ! n'admirez-vous point cette adresse d'esprit ?
Trouvez-vous pas plaisant de voir quel personnage
A joué mon jaloux dans tout ce badinage ? Dites ?

Arnolphe
Oui, fort plaisant.

Horace
Riez-en donc un peu,

Arnolphe (rit d'un air forcé.)
Cet homme gendarmé d'abord contre mon feu,
Qui chez lui se retranche, et des grès fait parade,
Comme si j'y voulais entrer par escalade ;
Qui pour me repousser, dans son bizarre effroi,
Anime du dedans tous ses gens contre moi,
Et qu'abuse à ses yeux, par sa machine même,
Celle qu'il veut tenir dans l'ignorance extrême !
Pour moi, je vous l'avoue, encor que son retour
En un grand embarras jette ici mon amour,
Je tiens cela plaisant, autant qu'on saurait dire ;
Je ne puis y songer sans de bon cœur en rire ;
Et vous n'en riez pas assez, à mon avis.

Arnolphe (avec un ris forcé.)
Pardonnez-moi, j'en ris tout autant que

Horace
Mais il faut qu'en ami je vous montre sa lettre.
Je puis. Tout ce que son cœur sent, sa main a su l'y mettre,
Mais en termes touchants et tout pleins de bonté,
De tendresse innocente et d'ingénuité,
De la manière enfin que la pure nature
Exprime de l'amour la première blessure.

Arnolphe (bas à part.)
Voilà, friponne, à quoi l'écriture te sert ;
Et, contre mon dessein, l'art t'en fut découvert.

Horace (lit)
"Je veux vous écrire, et je suis bien en peine par où je m'y prendrai.
J'ai des pensées que je désirerais que vous sussiez ; Mais je ne sais comment faire"
Pour vous les dire, et je me défie de mes paroles.
Comme je commence à connaître qu'on m'a toujours tenue dans l'ignorance,
J'ai peur de mettre quelque chose. "
Qui ne soit pas bien et d'en dire plus que je ne devrais.
En vérité, je ne" sais ce que vous m'avez fait ;
Mais je sens que je suis fâchée à mourir de ce" qu'on me fait faire contre vous,
Que j'aurai toutes les peines du monde à me passer de vous,
Et que je serais bien aise d'être à vous.
Peut-être qu'il y a du" mal à dire cela ; mais enfin je ne puis m'empêcher de le dire, et je voudrais"
Que cela se pût faire sans qu'il y en eût.
On me dit fort que tous les jeunes hommes sont des trompeurs, qu'il ne les faut point écouter,
Et que tout ce que vous me dites n'est que pour m'abuser ;
Mais je vous assure que je n'ai pu" encore me figurer cela de vous ;
Et je suis si touchée de vos paroles, que je ne saurais croire qu'elles soient menteuses.
Dites-moi franchement ce qui en est : " car enfin, comme je suis sans malice,
Vous auriez le plus grand tort du monde si vous me trompiez,
Et je pense que j'en mourrais de déplaisir. "

Arnolphe (à part.)
Ho ! chienne !

Horace
Qu'avez-vous ?

Arnolphe
Moi ? rien. C'est que je tousse.

Horace
Avez-vous jamais vu d'expression plus douce ? Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,
Un plus beau naturel se peut-il faire voir ?
Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fonds d'âme admirable,
D'avoir dans l'ignorance et la stupidité
Voulu de cet esprit étouffer la clarté ?
L'amour a commencé d'en déchirer le voile ;
Et si, par la faveur de quelque bonne étoile,
Je puis, comme j'espère, à ce franc animal,
Ce traître, ce bourreau, ce faquin, ce brutal…

Arnolphe
Adieu.

Horace
Comment ! si vite ?

Arnolphe
Il m'est dans la pensée venu tout maintenant une affaire pressée,

Horace
Mais ne sauriez-vous point, comme on la tient de près,
Qui dans cette maison pourrait avoir accès ?
J'en use sans scrupule ; et ce n'est pas merveille
Qu'on se puisse, entre amis, servir à la pareille.
Je n'ai plus là-dedans que gens pour m'observer ;
Et servante et valet, que je viens de trouver,
N'ont jamais, de quelque air que je m'y sois pu prendre,
Adouci leur rudesse à me vouloir entendre.
J'avais pour de tels coups certaine vieille en main,
D'un génie, à vrai dire, au-dessus de l'humain
Elle m'a dans l'abord servi de bonne sorte ;
Mais, depuis quatre jours, la pauvre femme est moite.
Ne me pourriez-vous point ouvrir quelque. moyen ?

Arnolphe
Non, vraiment ;
Et sans moi vous en trouverez bien.

Horace
Adieu donc. Vous voyez ce que je vous confie.

Autres textes de Molière

Monsieur de Pourceaugnac

"Monsieur de Pourceaugnac" est une comédie de Molière, écrite en 1669. La pièce raconte l'histoire de Monsieur de Pourceaugnac, un provincial naïf et grossier, qui se rend à Paris pour...

Le Mariage forcé

Sganarelle (parlant à ceux qui sont dans sa maison.) Je suis de retour dans un moment. Que l'on ait bien soin du logis, et que tout aille comme il faut....

Mélicerte

(La scène est en Thessalie, dans la vallée de Tempé.) Acanthe Ah ! charmante Daphné ! Tyrène Trop aimable Eroxène. Daphné Acanthe, laisse-moi. Eroxène Ne me suis point, Tyrène. Acanthe...

L'Impromptu de Versailles

L'Impromptu de Versailles est une comédie de Molière écrite en 1663. La pièce se déroule à la cour du roi Louis XIV, où un groupe de courtisans s'amuse à jouer...

L'École des maris

L'école des maris est une comédie de Molière, un célèbre dramaturge français du XVIIe siècle. La pièce met en scène Argan, un homme riche et vaniteux qui cherche à marier...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024