L'HUISSIER(appelant. )
La dame Champignon Désirée !
DÉSIRÉE(dans la salle. )
C'est moi.
L'HUISSIER
Le tribunal va entrer en séance. Ça va être à vous. Approchez.
DÉSIRÉE
Pour être jugée ?
L'HUISSIER
Dame !
DÉSIRÉE
Y a rien de fait.
L'HUISSIER
Comment, rien de fait !
DÉSIRÉE
Non. Mon mari retire sa plainte.
CHAMPIGNON(dans la salle. )
Moi ?
L'HUISSIER
Vous vous désistez ?
CHAMPIGNON(ironique. )
Avec un peu de sauce ! Je maintiens ma plainte énergiquement.
DÉSIRÉE
Champignon, tu ne feras pas ça !
CHAMPIGNON
Je le ferai !
DÉSIRÉE
Tu aurais le coeur de me faire fourrer en prison ?
CHAMPIGNON
Probable.
DÉSIRÉE
Champignon !…
CHAMPIGNON
Cause ! Tu m'intéresses. - Va ! Tu n'y couperas pas de tes cinq ans !
DÉSIRÉE
Cinq ans ! ! !
CHAMPIGNON(se frottant les mains. )
A nous la paille humide, les fayots et la boule de son !… Ça t'apprendra à me faire cocu.
DÉSIRÉE
Je ne savais pas que ça te contrarierait.
CHAMPIGNON
Menteuse ! Je te l'avais défendu plus de cent fois. Seulement, voilà, tu ne veux en faire qu'à ta tête ; faut toujours que tu commandes ! Eh bien, tu verras ce coup-ci ; tu verras ce que ça te coûtera !
DÉSIRÉE
Retire ta plainte, Champignon !
CHAMPIGNON
Non !
DÉSIRÉE
J'ai des remords.
CHAMPIGNON
Tant pis pour toi.
DÉSIRÉE
Laisse-toi attendrir !
CHAMPIGNON
Impossible ! C'est une bouche de bronze qui te parle.
CANUCHE(dans la salle. )
Champignon, pardonne à ta femme. Si tu ne le fais pas pour elle, fais-le pour moi.
CHAMPIGNON(avec dignité. )
Vous, monsieur, foutez-moi la paix. Je suis pour les personnes distinguées dans leurs manières ; c'est vous dire le cas que je fais de vous.
CANUCHE
Tutoie-moi !
CHAMPIGNON
Non !
CANUCHE
Je t'en prie.
CHAMPIGNON
Impossible ! Je ne tutoie que les gens du monde. Quant aux propariens de votre espèce, bonsoir Coco !… J'ai mieux que ça dans ma table de nuit.
CANUCHE(plaintif. )
Tu es dur avec moi, Champignon.
CHAMPIGNON
Monsieur, je vous dirai ceci, qu'on ne prend pas la femme d'un ami, ou alors on est un sale mufle !… Surtout quand on a eu des relations intimes comme nous en avons eues ensemble, vous et moi, étant cousins issus de germains, nés dans le même patelin, sous le même toit : enfin, les deux doigts de la main, le cul et la chemise, autant dire !
CANUCHE(suppliant. )
Champignon !
CHAMPIGNON(secouant la tête. )
C'est une bouche de bronze qui vous parle.
CANUCHE
J'ai du repentir.
CHAMPIGNON
J'en suis fâché !
DÉSIRÉE
Cependant…
CHAMPIGNON
C'est bon !
CANUCHE
Mais…
CHAMPIGNON
Assez ! Quand on s'est comporté avec un proche parent comme c'est que vous vous êtes comporté avec moi, on avale sa chique, monsieur, et on fait le mort. Telle est ma devise ici-bas.
CANUCHE
Si tu veux te désister, je te donnerai vingt-cinq francs.
CHAMPIGNON
J'y perdrais.
CANUCHE
Trente francs et un verre ?
CHAMPIGNON
Pas pour un million !… Vous êtes un rien du tout, et même un pas-grand-chose. Je vous méprise.
CANUCHE(douloureux. )
Oh !… Champignon !
CHAMPIGNON
Je m'appelle Champignon, en effet ; et je ne reconnais à personne le droit de submerger mon nom sous le ridicule et de le ravaler au rang de l'animal. J'ajouterai…(Sonnette du Tribunal.)
Tiens, on a sonné !
L'HUISSIER
C'est le Tribunal.
CHAMPIGNON
Ah !… qu'il entre !
L'HUISSIER(stupéfait. )
Est-ce que vous vous figurez qu'il a besoin de votre permission ?
CANUCHE
Tu vois, tu te fais blaguer. Retire donc ta plainte.
CHAMPIGNON(dans un hurlement. )
Non ! ! !
CANUCHE
C'est curieux, cette idée fixe !
CHAMPIGNON
C'est curieux, mais c'est comme ça. Voici les juges !
(Entrée du Tribunal ; le Président le premier, puis les deux assesseurs et enfin le substitut. - Les quatre magistrats se rendent solennellement à leurs fauteuils respectifs, tandis que:)
L'HUISSIER(d'une voix retentissante. )
Le Tribunal ! Levez-vous et découvrez-vous ! Silence, là !
(En effet, pendant que le Tribunal s'installait, Champignon, sa femme et Canuche se sont dirigés rapidement vers le praticable qui conduit de l'orchestre à la scène, et l'ont bruyamment escaladé, la femme adultère et son complice persécutant le mari de : "Retire donc ta plainte, voyons !… Qu'est-ce que ça peut te faire de retirer ta plainte ?" auxquels l'inflexible Champignon est demeuré sourd comme une borne.A la fin:)
LE PRÉSIDENT
L'audience est ouverte !
CHAMPIGNON( s'avançant. )
Monsieur le Président, je m'en rapporte à votre jugement arbitraire…
LE PRÉSIDENT
Qu'est-ce que vous demandez ?
CHAMPIGNON
Je demande cinq ans de prison pour mon épouse et vingt ans de travaux forcés pour mon cousin.
LE PRÉSIDENT
Oui. Eh bien, laissez-nous tranquilles ! Vous répondrez quand on vous questionnera. Appelez, huissier !
L'HUISSIER(appelant. )
Champignon contre femme Champignon, Désirée, et contre Canuche, Théodore. Adultère et complicité. Champignon !
CHAMPIGNON
Présent ! - Monsieur…
LE PRÉSIDENT
Tout à l'heure !
CHAMPIGNON
Ah ! pardon !
L'HUISSIER
La femme Champignon !
DÉSIRÉE
C'est moi-même.
L'HUISSIER
Canuche, Théodore.
CANUCHE
Pour vous servir.
LE PRÉSIDENT
Approchez, Champignon !
CHAMPIGNON
Voilà.
(Il s'avance.)
LE PRÉSIDENT
Vous avez déposé une plainte contre votre femme.
DÉSIRÉE(qui intervient. )
Oui, monsieur ; mais il l'a retirée.
CHAMPIGNON(exaspéré. )
Encore !… Ah çà, nom de Dieu ! est-ce que ça va durer longtemps ?
LE PRÉSIDENT
Oh ! pardon ! Du calme, n'est-ce pas ?… ou je vais vous retirer la parole.
CHAMPIGNON
Mais enfin, monsieur le Président, on n'a pas idée de ça, non plus !… Aller dire que je retire ma plainte, quand il n'y a pas un mot de vrai !
LE PRÉSIDENT
Vous la maintenez, alors ?
CHAMPIGNON
Comment, si je la maintiens ?… Des deux mains, les quat' doigts et le pouce, tout simplement !… comme déshonoré par madame au point de ne plus pouvoir passer sous la porte Saint-Denis, et même sous l'arche de Noé !…
DÉSIRÉE
Ah ! c'est comme ça ? Eh bien, je dis tout !
LE PRÉSIDENT
Un instant. Reconnaissez-vous, d'abord, avoir trompé votre mari ?
DÉSIRÉE
Oui. Pour me venger. Il me battait.
LE PRÉSIDENT
Est-ce vrai, Champignon ?
CHAMPIGNON
Parfaitement !
LE PRÉSIDENT
Vous battiez votre femme ?
CHAMPIGNON
Tous les jours.
LE PRÉSIDENT(estomaqué. )
Mais vous n'en aviez pas le droit !
CHAMPIGNON
Pas le droit ?
LE PRÉSIDENT
Non.
CHAMPIGNON
Eh bien, elle est raide ! Je n'avais pas le droit de battre avec une canne à moi, dans mon domicile à moi, une femme à moi, qui me faisait des queues avec un cousin à moi ?
LE PRÉSIDENT
Je vous dis que non !
CHAMPIGNON
Drôle de justice !
LE PRÉSIDENT
Si vous n'en voulez pas, laissez-la. Ce n'est pas elle qui est allée vous chercher.
CANUCHE
Parbleu !
DÉSIRÉE
Tu ne dis que des bêtises.
CHAMPIGNON
C'est des bêtises, peut-être, que tu es la fainéantise même, et que, depuis notre entrée en ménage, tu n'en aurais seulement pas fichu le quart d'une secousse ?
DÉSIRÉE(s'excusant. )
J'ai la vue basse.
CHAMPIGNON(sévère, mais juste. )
La vue basse ? Pas pour me déshonorer en tout cas.
LE PRÉSIDENT
Ce n'est pas de ça qu'il s'agit. Vous accusez madame du délit d'adultère, de complicité avec le sieur Canuche.
CANUCHE(qui se lève. )
Ici présent.
LE PRÉSIDENT
Vous êtes Canuche ?
CANUCHE
En personne. Et je dois à la vérité de dire que madame m'a pris de force. Sans cela !… Car pour ce qui est de m'être conduit avec M. Champignon comme le dernier des saligauds, j'en suis incapable, j'ose le dire. Songez donc, monsieur le Président, qu'étant cousins germains comme les quatre fils Aymon, nous étions camarades comme Castor et Pollux.
CHAMPIGNON
Pollux n'aurait pas pris la moitié de Castor.
LE PRÉSIDENT
Arrivons au fait. Champignon, vous vous portez partie civile ?
CHAMPIGNON
Si vous voulez.
LE PRÉSIDENT
Comment, si je veux ! Ça m'est égal !
CHAMPIGNON
Et à moi de même.
LE PRÉSIDENT
Il faut pourtant vous décider. Vous portez-vous partie civile, oui ou non ?
CHAMPIGNON
Des fois.
LE PRÉSIDENT
Quoi, des fois ?
CHAMPIGNON
Je veux bien.
LE PRÉSIDENT
Moi aussi. Seulement, de ce train-là, ça peut durer jusqu'à demain.
L'AVOCAT
Je crains que le plaignant ne comprenne pas la question. - On vous demande si vous réclamez des dommages-intérêts.
CHAMPIGNON
Moi ? Avec un peu de sauce ! Je ne mange pas de ce pain-là. Je demande seulement que la condamnation soit publiée dans les journaux et que la Chambre en vote l'affichage dans tous les départements.
L'AVOCAT(goguenard. )
Vous en demandez peut-être un peu trop.
LE PRÉSIDENT
C'est mon avis.
DÉSIRÉE
Surtout qu'il ne dit pas comment les choses se sont passées. Car il le savait très bien, que ça lui pendait au nez comme un sifflet de quatre sous. Raconte donc un peu à monsieur comment les choses se sont passées ; non, mais raconte-le donc pour voir.
LE PRÉSIDENT
Parlez.
CHAMPIGNON
Eh bien, monsieur, voilà. Nous étions très copains, le père Pousserot et moi.
LE PRÉSIDENT
Qui ça, le père Pousserot ?
DÉSIRÉE
Papa. Je suis une demoiselle Pousserot.
LE PRÉSIDENT
Ah ! Parfaitement. - Continuez.
CHAMPIGNON
Un jour, je lui dis comme ça que j'avais sa demoiselle dans l'oeil.
LE PRÉSIDENT
Dans l'oeil ?
CHAMPIGNON
Oui ; une façon de parler ; histoire de dire que la jeune personne m'avait inspiré le pépin. Immédiatement, v'là le père Pousserot qui se met à pousser les hauts cris, disant que ça lui allait comme une paire de gants, que j'étais un gendre à son goût, qu'il me foutait sa fille ça ne faisait pas un pli, et que c'était une affaire conclue. "Ça va bien, que je lui fais alors, mais faudrait tout de même s'assurer, des fois que ça soye pas dans ses manières de voir. - T'as raison, qu'y me répond, on va le savoir tout de suite. Arrive voir un peu, que je cause à Désirée ; t'écouteras à travers la porte." C'est bon ; y passe dans la pièce à côté ; je me colle l'oreille à la serrure.
DÉSIRÉE
C'était très délicat.
LE PRÉSIDENT
Silence ! Laissez parler votre mari. - Donc, vous collez l'oreille au trou de la serrure.
CHAMPIGNON
De la serrure, oui, monsieur. Et vous pensez, n'est-ce pas, si le coeur me battait dans mon pantalon !
LE PRÉSIDENT
Oh ! pas de littérature. Nous n'avons pas le temps.
CHAMPIGNON
Je vous demande pardon. Madame arrive et demande à son père qu'est-ce qu'y a. "Y a que Champignon te demande en mariage, dit le vieux. - En mariage ? - Oui. - Y veut m'épouser ? - Faut croire. - Je ne marche pas. - Comment tu ne marches pas ? - Non. - A cause ? - A cause qu'il a l'air d'une andouille."
LE PRÉSIDENT
Qui disait cela ?
CHAMPIGNON
Désirée.
LE PRÉSIDENT
En parlant de qui ?
CHAMPIGNON
De moi.
LE PRÉSIDENT
Ah, bon !
CHAMPIGNON
"Tout ça, c'est des mauvaises raisons, que réplique le père Pousserot. Que Champignon ait l'air d'une andouille, c'est possible ; qu'il en ait même la chanson, c'est probable ; mais il a 1500 francs de côté: ça fait passer sur bien des choses. Bref, y veut t'épouser, j'y ai dit qu'y t'épouserait, et je te flanque mon billet que tu l'épouseras, quand je devrais te mener au curé avec mon pied dans le derrière. - Eh bien, qu'elle riposte, c'est bon ; je l'épouserai puisque tu m'y forces, seulement, je te préviens d'une chose : y sera cocu."
LE PRÉSIDENT
Désirée disait cela ?
CHAMPIGNON
Désirée, oui, monsieur.
LE PRÉSIDENT
Toujours en parlant de vous ?
CHAMPIGNON
Toujours en parlant de moi.
LE PRÉSIDENT
Bon ! Et alors ?
CHAMPIGNON
Alors le père Pousserot a dit que c'était bien ; sur quoi il est venu me retrouver et m'a mis une tape sur l'épaule en disant: "Eh ben, t'es content ? Je t'ai enlevé ça en cinq sec, hein ? Dans un mois, tu seras marié."
LE PRÉSIDENT
Et un mois après ?
CHAMPIGNON
Je l'étais.
LE PRÉSIDENT
En tout cas, vous ne vous plaindrez pas d'avoir été pris en traître ?
CHAMPIGNON(très simple. )
Pourquoi ?
LE PRÉSIDENT
Pourquoi ?… Pour la raison qu'un homme averti en vaut deux, et que vous en valiez quarante à vous tout seul !
DÉSIRÉE
Au moins !
LE PRÉSIDENT
Oui, au moins !
CHAMPIGNON
Permettez ! Je croyais que c'était du battage. A preuve que les premiers temps de notre ménage, nous étions censément comme des petits pains au lait. Jamais un mot !… toujours du même avis !… dont j'ai même fini un jour par dire au père Pousserot: "Vous savez, vot' fille ? je crois qu'elle m'a dans l'oeil, à son tour."
LE PRÉSIDENT
Et elle vous trompait ?
CHAMPIGNON
A tue-tête !
LE PRÉSIDENT
Quand vous en êtes-vous aperçu ?
CHAMPIGNON
Le soir même du jour où je croyais qu'elle s'était mise à m'aimer.
LE PRÉSIDENT
La vie a de ces surprises.
CHAMPIGNON
C'est vrai, mais faut vous dire comment c'est arrivé. C'est arrivé d'un jour que j'avais attrapé la diarrhée pour avoir bu de l'eau trop froide.
LE PRÉSIDENT
Ce détail est bien inutile.
CHAMPIGNON
Pas du tout ; puisque c'est de là qu'étant rentré en tapis noir…
LE PRÉSIDENT
En quoi ?
CHAMPIGNON
En tapis noir.
LE PRÉSIDENT
Comment, en tapis noir ? En tapinois !
CHAMPIGNON
C'est ce que je disais !… C'est donc de là qu'étant rentré en tapis noir pour satisfaire aux besoins de la naturalisation, j'ai pigé Canuche chez moi avec ma femme sur ses genoux, en train de faire ensemble des choses qui ne se font pas.
L'AVOCAT
Si elles ne se font pas, ils ne pouvaient pas les faire.
CANUCHE
C'est sûr.
DÉSIRÉE
Et puis monsieur ne dit pas que c'était pas la première fois.
LE PRÉSIDENT
Il vous avait déjà surprise ?
DÉSIRÉE
Naturellement.
LE PRÉSIDENT
Avec Canuche ?
CANUCHE
Oui, monsieur !
LE PRÉSIDENT(à Champignon. )
Et qu'est-ce que vous leur avez dit ?
CHAMPIGNON
Je leur ai dit sévèrement: "Une fois, passe ! Mais il ne faudrait pas que ça recommence souvent !"
LE PRÉSIDENT
Vous êtes un mari de bonne composition.
CHAMPIGNON(à Désirée. )
Ah ! tu vois ?… Tu entends ce que dit le président ?… D'ailleurs, je vous dirai une bonne chose: qu'on attrape plutôt du vinaigre avec du miel qu'avec des mouches. Seulement, ils ont abusé. Songez donc, monsieur le Président, qui z'avaient des coïncidences chaque fois que je n'étais pas là.
L'AVOCAT
Alors, vous ne les avez pas vus ?
CHAMPIGNON
Parbleu ! Ils ne m'invitaient pas à contempler le spectacle. Et notez bien que Canuche est aussi cocu que moi !
CANUCHE
Moi ?
CHAMPIGNON
Oui, vous !
DÉSIRÉE(à Canuche. )
N'écoute pas ce qu'il dit ! C'est des blagues, tout ça ; des potins !
CANUCHE
Tu devrais avoir honte, Champignon, de parler comme ça de ta femme ; une personne qu'est l'honnêteté même…
LE PRÉSIDENT(dubitatif. )
Vous allez peut-être un peu loin.
CANUCHE
Oui, monsieur ! l'honnêteté même !… A preuve qu'elle ne trompait Champignon qu'avec moi.
BÉZUCHE(à l'orchestre. )
Quelle poire !
LE PRÉSIDENT
Qu'est-ce qui se permet de parler ?
BÉZUCHE(qui se lève. )
C'est moi. Je ris parce que M. Canuche est une poire.
LE PRÉSIDENT
On ne vous demande pas votre appréciation. Asseyez-vous et taisez-vous.
BÉZUCHE
Je veux bien m'asseoir et me taire, mais quant à être une poire, Canuche est une poire. (Se rasseyant.) (Les)
cocus me font toujours rire.
CANUCHE(furieux. )
Dites donc ! Cocu vous-même !
BÉZUCHE(qui se relève. )
Oh ! moi, je suis tranquille ! Je peux avoir mes défauts comme tout le monde, mais quant à être trompé par ma femme, impossible, mille regrets ! Je m'en rapporte à elle. Hortense ?…
LE PRÉSIDENT
A la fin, voulez-vous vous taire ?(A Champignon.)
Continuez.
CHAMPIGNON
Pour en revenir à ce que je disais, c'est si peu des blagues, monsieur, que je passe ma vie à trouver des hommes chez moi !… dans le buffet !… dans l'armoire au linge !… dans les lieux ! Et comme, avec ça, j'ai le trac, y me foutent des volées par-dessus le marché ! Est-ce que vous croyez que c'est drôle ? A la fin, j'ai perdu patience, et j'ai décidé que Canuche payerait pour lui et pour les autres.
LE PRÉSIDENT
Femme Champignon, avez-vous des explications à fournir ?
DÉSIRÉE
Ayez donc seulement l'obligeance de demander à mon mari ce que je lui ai dit le soir même de notre noce.
LE PRÉSIDENT(à Champignon. )
Vous avez entendu la question ? Répondez !
CHAMPIGNON
Ce qu'elle m'a dit, ce soir-là ?
LE PRÉSIDENT
Oui.
CHAMPIGNON
Elle m'a dit: "Finissez, Ernest !"
DÉSIRÉE
Non ! Non ! Avant ça ! Je vous ai dit que si vous me faisiez des canailleries avec une autre, je vous rendrais du pareil au même. Je vous ai rendu du pareil au même.
LE PRÉSIDENT
Oh ! oh ! Vous avez donc commencé, Champignon ?
CHAMPIGNON(embarrassé. )
Aucun souvenir !
DÉSIRÉE
C'est trop fort ! Et Mme Bézuche ?
CHAMPIGNON
Mme Bézuche ?
DÉSIRÉE
Oui, la femme de monsieur.
(Elle désigne Bézuche.)
CHAMPIGNON
Je ne sais pas ce que vous voulez me dire.
L'AVOCAT
Monsieur le Président, nous avons fait citer Mme Bézuche aux fins de déclarer qu'elle a été la maîtresse de la partie civile.
BÉZUCHE(au comble de la joie. )
Ma femme ?… Hortense ?… Laissez-moi rire !
L'AVOCAT(à Bézuche. )
Je regrette que les obligations professionnelles me contraignent à vous révéler ce détail.
BÉZUCHE
Voulez-vous ma façon de penser ? Vous êtes une poire !
LE PRÉSIDENT(à l'avocat. )
Vous tenez à l'audition de la dame Bézuche ?
L'AVOCAT
Certainement ! Dans l'intérêt de la défense.
LE PRÉSIDENT
Bien, maître. Appelez le témoin, huissier.
L'HUISSIER
Femme Bézuche.
HORTENSE(dans la salle, se levant. )
Présente !
L'HUISSIER
Approchez-vous, madame.
BÉZUCHE
Ma femme !… La maîtresse de cette brute !… Ces gens-là me feront mourir de rire !…
(Hortense entre en scène.)
DÉSIRÉE
Bonjour, Hortense.
HORTENSE
Bonjour, Désirée.
(Elles s'embrassent.)
HORTENSE
Tu vas bien, mon chéri ?
DÉSIRÉE
Pas mal. Et toi ?
HORTENSE
Tu vois.
DÉSIRÉE
Et ta mère ?
HORTENSE
Toujours ses varices.
DÉSIRÉE
C'est contrariant.
HORTENSE
Ne m'en parle pas ! Elle m'a chargé de mille choses aimables pour toi.
DÉSIRÉE
Merci. Tu l'embrasseras de ma part.
HORTENSE
Je n'y manquerai pas.
LE PRÉSIDENT
Je regrette de vous interrompre, mais quand vous serez prêtes, vous le direz.
DÉSIRÉE
Pardon ! Je t'ai citée devant le tribunal, pour que tu lui donnes des tuyaux. N'est-ce pas que tu as été la maîtresse de mon mari ?
BÉZUCHE(dans la salle. )
Non.
L'HUISSIER
Silence !
DÉSIRÉE
Réponds.
HORTENSE(gênée. )
Mais…
BÉZUCHE(dans la salle. )
Non !
DÉSIRÉE(agacée. )
Zut ! Dis la vérité, ma mignonne.
HORTENSE(au tribunal. )
Eh bien, messieurs, c'est exact. J'ai été la maîtresse de M. Champignon.
(Rires énormes de Bézuche.)
DÉSIRÉE
Ah !… vous voyez ! Merci, Hortense.
HORTENSE
Il n'y a pas de quoi.
CHAMPIGNON
Ce n'est pas vrai.
DÉSIRÉE
Ce n'est pas vrai ?
BÉZUCHE(dans la salle. )
Non, ce n'est pas vrai !
LE PRÉSIDENT
A la fin, allez-vous vous taire, oui ou non ?
BÉZUCHE(s'avançant vers le tribunal. )
Je ne supporterai pas qu'on dise de ma femme des choses contraires à son honneur.
CHAMPIGNON
Tu as raison. N'est-ce pas, Bézuche, je n'ai pas été l'amant de ta femme ?
BÉZUCHE
Jamais de la vie !
CHAMPIGNON
Vous entendez ? Merci, Bézuche.
LE PRÉSIDENT(à Bézuche. )
Mais elle a avoué !
BÉZUCHE
Rien du tout.
LE PRÉSIDENT
Madame !
HORTENSE
Monsieur ?
LE PRÉSIDENT
Vous avouez ?
HORTENSE
Oui.
LE PRÉSIDENT
Voyons, faites bien attention à la question que je vous pose. Vous avez eu des relations avec le plaignant ?
HORTENSE
Oui, monsieur.
LE PRÉSIDENT
Des relations amoureuses ?
HORTENSE
Des relations amoureuses !
LE PRÉSIDENT
Vous le reconnaissez ?
HORTENSE
Je le reconnais.
LE PRÉSIDENT
Je vous remercie. - Eh bien, est-ce clair ?
BÉZUCHE
Allons donc ! Si elle dit ça, c'est qu'elle a des idées de derrière la tête, mais pour ce qui est de m'avoir trompé, impossible, mille regrets !
CHAMPIGNON(ravi, au tribunal. )
Hein !
LE PRÉSIDENT(à Bézuche. )
J'ai vu des gens avoir la confiance robuste, mais pas à ce point-là !
BÉZUCHE
Des bêtises !… Si je vous dis que ma femme est incapable de me tromper, c'est que j'ai des raisons d'en être sûr.
LE PRÉSIDENT
Quelles raisons ?
BÉZUCHE
La raison que mon père est un ancien militaire qui a eu la médaille de sauvetage comme ayant repêché un noyé. Et puis, voulez-vous que je vous dise ? Vous êtes aussi poire que Canuche, qui est aussi poire que monsieur.(Il montre l'avocat.)
Vous êtes tous des poires, voilà mon opinion.
LE PRÉSIDENT
Tâchez de vous exprimer d'une façon plus convenable, ou je vais vous faire mettre à la porte.
L'AVOCAT(se levant. )
Une simple question. Est-ce qu'au mois d'octobre dernier, la dame Bézuche n'a pas disparu huit jours du domicile conjugal ?
BÉZUCHE
Si !
L'AVOCAT
Bien. Est-ce que le sieur Bézuche, au comble de l'inquiétude, n'a pas informé la police de cette disparition extraordinaire ?
BÉZUCHE
Si !
L'AVOCAT
Bien ! Est-ce que la police, après s'être livrée à des recherches, n'a pas fini, un beau matin, par retrouver la dame Bézuche dans un hôtel meublé de la rue des Petits-Carreaux, couchée dans le même lit que Champignon ?
BÉZUCHE
Si !
L'AVOCAT
Eh bien ?
BÉZUCHE
Eh bien quoi ? Qu'est-ce que ça prouve, tout ça ?
L'AVOCAT(découragé, au Président. )
Il n'y a rien à faire !
LE PRÉSIDENT
C'est un cas incurable.
BÉZUCHE(haussant les épaules. )
Vous me faites rire ! Ma femme est une indépendante, voilà tout. Je la connais mieux que vous, peut-être. Evidemment, elle a eu tort de rester huit jours sans rentrer, mais de là à s'être mal conduite !… D'abord, mon père est un ancien militaire qui a eu la médaille de sauvetage…
LE PRÉSIDENT
… Pour avoir sauvé un noyé. Vous l'avez déjà dit.
BÉZUCHE
Je le répète.
LE PRÉSIDENT
Cela suffit. - Maître ?
L'AVOCAT
Je n'insiste pas.
LE PRÉSIDENT(à Bézuche. )
Vous pouvez vous retirer.
BÉZUCHE
Merci. Viens, Hortense, rentrons.
HORTENSE
Au revoir, Désirée.
DÉSIRÉE
Au revoir. Et merci !
HORTENSE
De rien.
BÉZUCHE(au tribunal. )
Serviteur !… Arrive, ma fille, donne-moi le bras ! Vrai alors, ce n'est pas la peine d'avoir été une honnête femme toute sa vie !… Quel sale gouvernement, bon Dieu !… surtout qu'étant le fils d'un brave militaire…
LE PRÉSIDENT
Eh ! pour Dieu, laissez-nous tranquilles avec votre brave militaire. A ce compte-là, Henri IV aussi était un brave militaire, et ça ne l'a pas empêché d'être… C'est cela, tenez ! Allez-vous en ! Vous me feriez dire des bêtises.
(Sortie de Bézuche.)
LE PRÉSIDENT
Quel homme ! Vous n'avez pas cité d'autres témoins ?
L'HUISSIER
Non, monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT
Canuche !
CANUCHE(se levant. )
Théodore.
LE PRÉSIDENT
Vous reconnaissez avoir été le complice de la prévenue ?
CANUCHE
Oh !… par occasion !… deux, trois fois !…
CHAMPIGNON
Si j'avais ce qu'y a en plus, je serais tranquille pour mes vieux jours !
CANUCHE
Champignon, je te jure !
CHAMPIGNON
Avec un peu de sauce !
CANUCHE
Et à mon corps défendant, qui plus est ! Barboter la femme d'un parent, ça n'est pas dans mes principes.
CHAMPIGNON(hors de lui. )
Vos principes ?… Je vous les achète !… V'là cinq francs ; rendez-moi cent sous.
LE PRÉSIDENT
Pas de colloque !… Asseyez-vous. - Monsieur le Substitut !
SUBSTITUT
Je m'en rapporte à la sagesse du Tribunal.
LE PRÉSIDENT
La parole est au défenseur.
L'AVOCAT(debout. )
Messieurs, je serai bref.
LE PRÉSIDENT
J'allais vous le demander.
L'AVOCAT
homme surprenant, inattendu, fantastique, surnaturel, l'extraordinaire Sganarelle, en un mot, qui vient de quitter cette audience, vous disait, il y a un instant, que les cocus le faisaient toujours rire. Le cas que vous avez à juger n'est pas fait pour lui donner tort. M. Champignon apparaît, en effet, comme le type achevé, comme la formule définitive, du classique mari de comédie.
CHAMPIGNON(furieux. )
Je proteste !
L'AVOCAT
Mettons de vaudeville.
CHAMPIGNON
Je n'accepte pas le mot.
L'AVOCAT
Je le retire.
CHAMPIGNON
C'est heureux.
L'AVOCAT(poursuivant. )
… Comme le type achevé du classique mari d'opérette.
CHAMPIGNON
Comment, d'opérette !
L'AVOCAT
Sans doute. Vous n'acceptez ni la comédie, ni le vaudeville ; j'en conclus que vous préférez les infortunes conjugales en musique et je me fais un plaisir de me rendre à vos voeux.
CHAMPIGNON
Mais…
L'AVOCAT
Je poursuis. L'adorable jeune femme que le plaignant a le bonheur de posséder, - bonheur inexpliqué autant qu'inexplicable…
CHAMPIGNON(suffoqué. )
Pourquoi ?
L'AVOCAT(discret et souriant. )
Le tribunal me permettra, je l'espère, de masquer derrière un sourire mon embarras bien naturel à l'énoncé d'une question que le plaignant ne m'eût pas posée, s'il eût pris le soin, au préalable, de se regarder dans la glace.
DÉSIRÉE
Bravo ! Très bien !
CHAMPIGNON
Ah ! çà, vous vous fichez de moi !
L'AVOCAT
N'en croyez rien ! Messieurs…
LE PRÉSIDENT
La cause est entendue.
(L'avocat salue et se rassoit. Puis:)
L'AVOCAT(bas, à Désirée. )
Vous êtes acquittée, chère madame.
LE PRÉSIDENT(prononçant. )
"Le tribunal…
(Tout le monde se lève.)
LE PRÉSIDENT
"Le Tribunal: Après en avoir délibéré: "Attendu que Champignon a introduit une plainte en adultère contre sa femme et son cousin ; "Attendu qu'il résulte clairement des débats que le délit d'adultère a été consommé, en violation de l'article du Code qui assure au mari, de la part de sa femme, fidélité et obéissance, que dès lors, le bon droit de Champignon est acquis, que sa plainte est fondée et qu'il y a lieu de faire droit à sa juste réclamation"…
CHAMPIGNON
Ça y est !… Cinq ans pour elle !… Vingt ans pour lui !
L'HUISSIER
Silence !
LE PRÉSIDENT
"Mais attendu…
CHAMPIGNON
A nous la paille humide…
L'HUISSIER
Je vous dis de vous taire !
CHAMPIGNON
Les fayots…
LE PRÉSIDENT
"Attendu…
CHAMPIGNON
… Et la boule de son.
LE PRÉSIDENT
Silence donc !… "Attendu, dis-je, que le flagrant délit, bien qu'avoué par les prévenus, n'a pas été constaté par le magistrat officiel connu sous le nom de commissaire de police, ou plus vulgairement de Quart-d'oeil ; "Que la loi, en commettant le commissaire de police au constat des flagrants délits d'adultère, moyennant une rétribution de dix francs à lui versée par le mari, a voulu ainsi augmenter, dans une modeste proportion, le traitement du fonctionnaire vulgairement appelé "Quart-d'oeil", et du coup permettre à l'Etat de concourir, sans bourse délier, au bien-être de ce dévoué serviteur. "Considérant que Champignon, mû par des instincts d'avarice que le Tribunal ne saurait trop flétrir, a cru devoir passer outre aux us et coutumes établis, et économiser dix francs sous prétexte que son bon droit crevait les yeux d'évidence. "Par ces motifs: "Déclare Champignon mal fondé en sa plainte, l'en déboute. Acquitte la dame Champignon(Désirée)
et le sieur Canuche (Théodore)
. Condamne Champignon aux dépens et fixe à six mois la durée de la contrainte par corps." L'audience est levée.(Rideau) (FIN)
Georges CourtelineUne lettre chargéeSaynète(Représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon, le 10 juin 1897.)PersonnagesLa Brige, Millanvoye.L'employé, Tervil.(La scène se passe à la Poste.)La Brige (le nez à...
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BOBÉCHOTTETrognon, je vais bien t'épater. Oui, je vais t'en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m'a fait un cadeau ? La concierge.GUSTAVEPeste ! tu as de belles relations !...