Scène II

Manicamp
(dans la coulisse.)
Où est-il ? où est-il ? (Paraissant.)
Ah ! vous voilà ! mon cher Folleville !… mon bon Folleville !

Folleville
(à part.)
Voilà que ça commence.

Manicamp
Embrassons-nous, Folleville !

Folleville
Avec plaisir, Manicamp.
(Ils s'embrassent.)

Manicamp
Ne m'appelez pas Manicamp… ça me désoblige… appelez-moi beau-père…

Folleville
C'est que je suis venu pour causer avec vous… sérieusement.

Manicamp
Parlez… je vous écoute… mon gendre…

Folleville
(à part, mécontent.)
Son gendre ! (Haut.)
Croyez, marquis, que c'est après avoir mûrement réfléchi…

Manicamp
(avec attendrissement.)
Ce bon Folleville !… ce cher Folleville ! Embrassons-nous, Folleville !
(Folleville, s'y prêtant froidement.)

Manicamp
(Avec plaisir)
(Ils s'embrassent)
(Reprenant)
Croyez, marquis, que c'est après avoir mûrement réfléchi…

Manicamp
À propos, les dentelles sont achetées !

Folleville
Quelles dentelles ?

Manicamp
Pour la corbeille.

Folleville
(à part.)
Allons, bon ! (Haut.)
Mais nous avions le temps.

Manicamp
Du tout… du tout… Hier, j'ai annoncé officiellement votre mariage au prince de Conti.

Folleville
Comment ?

Manicamp
Je ne pouvais m'en dispenser, c'est mon protecteur le plus fervent auprès du roi Louis XV.

Folleville
Mais rien ne pressait. Vous allez ! vous allez !

Manicamp
Dites donc, il a promis de signer au contrat… Un prince du sang, hein ! quel honneur !

Folleville
Sans doute… je suis extrêmement flatté, mais…

Manicamp
Ah çà ! vous ne m'avez pas encore remis l'état de vos biens.

Folleville
Pour quoi faire ?

Manicamp
Pour le contrat. J'ai rendez-vous aujourd'hui chez mon notaire.

Folleville
(à part.)
Le contrat ! ah çà ! il m'enlace ! il me garrotte !…

Manicamp
(avec attendrissement.)
Et dans quelques jours… ma fille sera… ah ! mon cher Folleville ! mon bon Folleville !… Embrassons-nous, Folleville !

Folleville
Avec plaisir
(Ils s'embrassent.)

Manicamp
Sans reproches, c'est la troisième fois.

Manicamp
C'est possible ! mais je vous aime tant !

Folleville
Voyons, Manicamp, pas d'exaltation… Qu'est-ce que je vous ai fait pour être aimé comme ça ?

Manicamp
Voici comment ça m'est venu… Nous chassions le canard sauvage…

Folleville
Ah ! bah ! vous pensez encore à cette vieille histoire ?

Manicamp
Toute ma vie, Folleville, toute ma vie ! car sans vous… sans votre magnanimité…

Folleville
À quoi bon rappeler ?…

Manicamp
Si, si, je me suis conduit à votre égard comme un palefrenier… que voulez-vous ! Je suis vif, je m'échauffe, je m'emporte comme une soupe au lait… et je deviens d'une brutalité ! (Reprenant.)
Nous chassions donc le canard…

Folleville
Assez, assez, je la connais…

Manicamp
Permettez… ce sera mon châtiment. (Reprenant.)
Nous chassions le canard… aux environs de Versailles ; nous marchions à petits pas, dans les roseaux qui bordent l'étang de Saint-Cucufa. Tout à coup, vous me dites avec une grande sagacité : "Marquis, pour approcher les canards, il faut prendre le vent." Je vous réponds : "C'est juste, il vient de l'ouest, tournons à droite. — Il vient de l'est, répliquez-vous, tournons à gauche. — Par exemple ! si ce vent-là vient de l'est !… je vous dis qu'il vient de l'ouest. — Je vous dis qu'il vient de l'est ! " À ce moment, brrrou ! une bande de canards sort des roseaux… pan ! je tire.

Folleville
Moi aussi…

Manicamp
Il en tombe un… aussitôt vous criez : " Il est à moi ! je l'ai tué ! — C'est un peu fort !… vous avez tué ce canard-là, vous ? — Oui, j'ai tué ce canard-là, moi ! — Ça n'est pas vrai ! — Marquis ! — Chevalier !…" Alors, ma diable de tête se monte, se monte… vous me prenez le bras… je vous repousse : "Puisque tu l'as tué, apporte !…" et paf ! vous voilà dans l'étang !

Folleville
De tout mon long.

Manicamp
Au même instant, la chasse débouche, le roi en tête. Louis XV, la fine fleur de la courtoisie !… Que faire ? une pareille brutalité ! j'étais perdu, déshonoré !… enfin, on vous repêche, on vous questionne… Moi, j'enviais le sort des poules d'eau… pour plonger. "Rien de plus simple, répondez-vous avec calme, je causais avec Manicamp, mon pied a glissé et je suis tombé…" À ces mots, Folleville ! ah ! je sentis une douce larme perler sous mes longs cils bruns. J'étais sauvé !

Folleville
Oui, mais le lendemain je me présentais chez vous avec deux témoins.

Manicamp
Un duel ! avec vous !… je n'eus que la force de vous dire : "Ah ! Folleville ! mon bon Folleville ! embrassons-nous, Folleville ! "

Folleville
(se méprenant et lui ouvrant les bras.)
Avec plaisir, Mani… ah ! non !

Manicamp
Alors, je vous offris ce que j'avais de plus précieux, ma fille, un trésor, une ange, une perle !

Folleville
Certainement, mais…

Manicamp
(Air : Avec un fil pareil)
Si nous voyons un plongeur intrépide
De l'océan bravant l'épouvantail,
Descendre au fond d'un élément perfide…
C'est pour cueillir la perle ou le corail ;
De même, hélas ! un jour, dans une mare
N'avez-vous pas plongé comme un goujon ?
Je vous devais, mon cher, la perle rare,
Moi qui vous ai procuré le plongeon ;
Ma fille doit être la perle rare
Qui dédommage à l'instant du plongeon.(Parlé.)
D'ailleurs, vous l'aimez.

Folleville
Permettez…

Manicamp
On ne peut pas ne pas aimer ma fille !

Folleville
(à part.)
Allons, il n'y a pas à hésiter. (Haut.)
Croyez, marquis, que c'est après avoir mûrement réfléchi…
(Bruit de vaisselle cassée à gauche.)


Autres textes de Eugène Labiche

29 degrés à l'ombre

(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...

Un pied dans le crime

(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....

Un monsieur qui prend la mouche

Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....

Un monsieur qui a brûlé une dame

(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...

Un mari qui lance sa femme

(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025