Edouard
C'est la mère, c'est la mère qui…, et moi qui croyais que… Oh ! Oh ! et voilà le renseignement que je paie au poids de l'or !…
Lucile
(tenant une baguette assez longue à la main.)
Voici monsieur tout ce que j'ai pu trouver.
Edouard
Qu'est-ce que c'est que ça ?
Lucile
C'est le bâton !
Edouard
Et c'est pour ?…
Lucile
Oui, je trouve qu'il n'y a pas moyen de bien jouer sans cela.
Edouard
Cela, c'est une drôle d'idée, par exemple.
Lucile
Tenez, mettez-vous là ! Prenez une chaise, et battez !
Edouard
(prenant la chaise)
Ah ! il faut que… (À part.)
Elle veut me faire battre les meubles à présent ?
Lucile
Allons, tenez ! (elle va au piano)
ah ! je ne suis pas très forte, je vous en préviens.
Edouard
(à part.)
Ah ! c'est une épreuve, comme dans la franc-maçonnerie.
Lucile
Allons, commençons ! battez !
Edouard
Je veux bien, moi. Mais je vous préviens que cela fera peut-être un peu de poussière.
Lucile
Comment, de la poussière ? Allons, voyons ! (Elle commence son morceau.)
Edouard
(derrière Lucile, se met à battre, les chaises, dont il sort beaucoup de poussière.)
C'est égal, c'est humiliant ! enfin.
Lucile
Eh bien, monsieur, vous n'allez pas en mesure !
Edouard
Mais je fais comme je peux !
(Il continue.)
Lucile
(se retournant.)
Ah ! monsieur, quelle poussière ! Mais que faites-vous ?
Edouard
Mais, vous voyez, je bats.
(Elle éternue.)
Lucile
Mais qui est-ce qui vous a dit ?
Edouard
Mais c'est vous, mademoiselle.
Lucile
Moi ?
Edouard
Vous m'avez dit de battre.
Lucile
Eh bien ! oui, la mesure !
Edouard
Ah ! la mesure ! C'est la mesure qu'il faut battre ?
Lucile
Mais oui ! (À part.)
Quel drôle de professeur !
Edouard
(s'essuyant le front.)
Oh ! la, la, la, la la !
Lucile
Allons, recommençons !
(Elle recommence son morceau et Edouard, derrière elle, bat la mesure tant bien que mal ; insensiblement, il quitte le piano, et tout en continuant à battre, il arrive jusqu'au milieu de la scène.)
Edouard
(à part.)
Quelle aventure, mon Dieu ! Ah ! tout n'est pas rose dans le rôle de protecteur d'actrices. Etre obligé de battre la mesure quand on n'entend rien à la musique… Si mes amis me voyaient, comme ils riraient !… (Lucile s'arrête et regarde Edouard qui continue à battre la mesure tout en parlant tout seul.)
Je ne lui ai pas demandé de la musique, moi… Eh bien ! me voilà obligé d'avaler un morceau ennuyeux… qu'elle ne joue pas bien, après tout. Ce n'est pas pour cela que je suis venu, moi !… Enfin, je me lance.
Lucile
Eh bien ! monsieur, qu'est-ce que vous faites !
Edouard
Vous voyez, je bats la mesure.
Lucile
Mais il y a longtemps que je ne joue plus.
Edouard
Oh ! pardon.
Lucile
(à part.)
Allons, il est très distrait.
Edouard
Mademoiselle, vous devez être fatiguée ?
Lucile
Moi ? pas du tout, monsieur.
Edouard
Voyez-vous, la musique est une belle chose, mais il ne faut pas en abuser.
Lucile
Mais je ne fais que commencer.
Edouard
(à part.)
Comment, elle ne fait que commencer ! (Haut.)
Mais il y en a déjà trop, mademoiselle, il y en a déjà trop !
Lucile
Cependant, monsieur, songez que nous n'avons que quatre séances par semaine et qu'elles ne sont que d'une heure.
Edouard
C'est bien pour cela… Si vous me jouez du piano pendant l'heure entière, qu'est-ce qui nous restera pour…
Lucile
Pour ?
Edouard
(embarrassé.)
Hein ?… pour… pour le reste !
Lucile
(à part.)
Allons, je crois qu'il a un petit grain !
Edouard
Non, tenez, croyez-moi, laissez votre piano ! Vous aurez bien le temps quand je serai parti. Voyons, fermez cela ! (Il ferme le piano.)
Lucile
(à part, s'asseyant.)
Il a une façon de donner sa leçon, par exemple !
Edouard
(s'asseyant près d'elle.)
Et maintenant, causons. Chère mademoiselle — laissez-moi vous appeler ainsi — aimez-vous les huîtres ?
Lucile
(étonnée.)
Monsieur !…
Edouard
Je vous demande si vous aimez les huîtres.
Lucile
(reculant sa chaise.)
Beaucoup, monsieur. (À part.)
Je ne suis pas rassurée.
Edouard
(tirant son carnet et écrivant.)
Alors, nous disons des huîtres !… Et la bisque, hein ! Qu'est-ce que vous pensez d'une bonne bisque ?
Lucile
(un peu inquiète.)
Je n'en ai jamais mangé.
Edouard
Oh ! c'est excellent ! (Inscrivant.)
Des huîtres et une bisque, bien !… Et maintenant, qu'est-ce que vous demandez ?
Lucile
Mais je ne demande rien.
Edouard
Au reste, je ferai tout pour le mieux, rapportez-vous en à moi.
(Il continue à écrire sur son carnet, puis déchire la feuille et la plie.)
Lucile
Heureusement que sa folie est douce.
Edouard
Avez-vous une enveloppe, mademoiselle ?
Lucile
Là, monsieur, là, sur la table.
Edouard
(s'asseyant à la table.)
Vous ne faites rien à minuit, n'est-ce pas ?
Lucile
Moi ?
Edouard
Oui, après le théâtre, ce soir.
Lucile
Mais je ne vais pas au théâtre, ce soir.
Edouard
Ah ! vous faites relâche ? Ah bien ! Cela vaut encore mieux.
Lucile
(à part.)
Et on le laisse sortir comme cela, tout seul !
Edouard(prend une enveloppe et écrit l'adresse qu'il lit à mi-voix.)
M. Brébant, boulevard Montmartre. Voilà qui est fait ! comme cela on nous retiendra le cabinet pour minuit. (Haut.)
Voulez-vous me permettre, chère mademoiselle, de sonner votre domestique ?
Lucile
(sonnant.)
Il va venir, monsieur.
Edouard
Je vous remercie.
Baptiste
(entrant.)
Mademoiselle a sonné ?
Edouard
(lui remettant la lettre et une pièce d'argent.)
Dites-moi, mon garçon, veuillez remettre cette lettre à un commissionnaire pour qu'il la porte tout de suite à son adresse.
Baptiste
Bien, monsieur.
Lucile
Ne t'éloigne pas.
(Il sort.)
Edouard
Allons, ça va bien ! Voyons, de quoi allons-nous causer ?… Tenez, parlons un peu de vous…, de vos succès… Figurez-vous que je n'ai pas encore vu la pièce.
Lucile
Quelle pièce ?
Edouard
Eh ! La Petite Cabaretière, parbleu !
Lucile
Oh ! Mais ce n'est pas une pièce pour les jeunes filles.
Edouard
Mais je ne suis pas une jeune fille, moi.
Lucile
Vous, non, je le sais bien ! Aussi, n'est-ce pas pour vous que je parle.
Edouard
Eh ! tenez, j'irai ce soir.
Lucile
Ah ! bien, oui, c'est une idée ! (À part.)
S'il croit que cela m'intéresse.
Edouard
Mais, vous savez, c'est uniquement pour vous.
Lucile
(étonnée.)
Ah ! c'est pour moi que…
Edouard
Oh ! uniquement !
Lucile
Vous êtes trop aimable. (À part.)
Pauvre garçon, c'est triste à son âge !
Edouard
Ah ! vous faites joliment parler de vous en ce moment !
Lucile
(stupéfaite.)
De moi ?
Edouard
Dame ! Tout Paris vous admire ! Votre nom est dans toutes les bouches, tous les journaux vous portent aux nues !
Lucile
(même jeu.)
Moi !
Edouard
Aussi, ce que vous avez d'adorateurs !
Lucile
Oh !
Edouard
Ce qu'il y a de cœurs qui brûlent pour vous !
Lucile
Monsieur…
Edouard
Eh bien ! non, tout cet encens, toutes ces louanges ne vous éblouissent pas ! Vous êtes là, toujours simple, impassible, au milieu de votre gloire et comme insouciante aux choses du dehors. L'orgueil qu'amène souvent la renommée n'a pas de prise sur vous et votre accueil est si charmant qu'on se trouve tout de suite à l'aise en votre présence. Ainsi, tenez, moi, quand je suis venu à vous tout à l'heure, timide et tremblant, vous ne m'avez pas repoussé, vous m'avez accueilli, très bien accueilli, avec de la musique… même beaucoup de musique et, au lieu de l'échec que j'attendais, c'est un triomphe que je remporte ! Je craignais d'être mis dehors et, non seulement je reste, mais encore, vous me faites l'honneur d'accepter un petit souper chez Brébant. Tenez, mademoiselle, ma chère mademoiselle…, laissez-moi vous le dire, vous êtes un ange.
Lucile
(effrayée.)
Assez, monsieur, assez…
Edouard
Eh bien ! non, ce n'est pas assez ! Je suis riche, moi, j'ai de la fortune ! Je veux que vous ayez tout ce que vous désirez ! qu'il n'y ait un de vos caprices qui ne soit immédiatement satisfait !… 400 francs par mois, dites-vous ? Mais vous en aurez le double ! le triple ! plus que vous n'en voudrez ! Vous aurez des huîtres à tous vos repas, puisque vous les aimez ! Mais vous m'aimerez un peu, moi aussi. (Lui prenant les mains.)
Dites-moi, n'est-ce pas que vous m'aimerez un peu ?
Lucile
(effrayée.)
Ah ! laissez-moi, monsieur !
Edouard
Voyons, vous ne me comprenez pas ! Vous n'avez donc jamais lu Roméo et Juliette, Paul et Virginie, Daphnis et Chloé, Héloïse et Abélard ? Eh bien ! voilà ce que je suis, un Roméo sans Juliette, un Paul privé de Virginie, un Daphnis à la recherche d'une Chloé, un Abélard à la… non, ça n'a pas de rapport… Mais enfin, c'est vous que j'ai choisie… C'est vous que j'aime et l'amour m'a rendu fou !
Lucile
(effrayée.)
Fou ! J'en étais sûre… Oh ! mon Dieu, que faire ? (Elle recule, effrayée.)
Edouard
Venez, venez près de moi !
Lucile
Ah ! laissez-moi !
Edouard
Quoi, je vous fais peur ?
Lucile
Ah ! je vous en prie, laissez-moi !
Edouard
Mais je ne veux pas vous faire de mal. Mais ne tremblez donc pas comme ça, voyons, qu'est-ce qui peut vous effrayer dans mes paroles ?… Je ne vous dis que des choses très… très logiques, cependant !
Lucile
(tremblante.)
Oui, oui, monsieur, très logiques. (À part.)
Il ne faut jamais les contrarier.
Edouard
(s'asseyant.)
Tenez ! Vous le voyez… je suis très calme, je m'assieds !… Là, vous n'avez plus peur, n'est-ce pas ?… Avouez que c'était de l'enfantillage.
Lucile
Oh ! monsieur, un pareil discours, à moi !
Edouard
Voyons ! C'est donc la première fois que l'on vous parle de la sorte ?
Lucile
Oh ! monsieur.
Edouard
Il me semble cependant qu'au théâtre…
Lucile
Au théâtre ?…
Edouard
Dame ! quand on est actrice…
Lucile
Actrice ! Qui ça ?
Edouard
Mais, vous !
Lucile
Moi ! actrice !
Edouard
(soupçonnant la vérité.)
Mais dame, oui !…
Lucile
Mais jamais de la vie, monsieur !
Edouard
Hein ! quoi ! vous… vous n'êtes pas ?…
Lucile
Mais pas du tout !
Edouard
(même jeu.)
Vous n'êtes pas Mlle Dubarroy ?
Lucile
Mlle Dubarroy, quelle idée !
Edouard
Oh ! allons, vous voulez rire ! Avouez que vous voulez rire.
Lucile
C'est très sérieux, je vous assure.
Edouard
Mais alors, je… je ne comprend pas… je perds la tête… Pourquoi suis-je ici ?
Lucile
En effet, monsieur, je ne vois pas… je me demande.
Edouard
(s'embrouillant.)
Ah ! vous vous demandez ?…
C'est comme moi… je me demande… ça fait que nous nous demandons tous les deux… (À part.)
Je dois être absolument ridicule.
Lucile
(subitement.)
Attendez donc… je crois que je comprends, mais oui, c'est cela !… Je sais que nous avons un actrice pour voisine, ce doit être Mlle Dubarroy, et alors, vous vous serez trompé de maison, voilà. Elle demeure au 2 bis, et ici, c'est le numéro 2.
Edouard
(ahuri.)
Ah ! c'est le numéro…
Lucile
Deux ! parfaitement !
Edouard
(même jeu.)
Ah ! c'est le… en vérité, je n'en reviens pas ! Je me suis trompé d'hôtel et c'est dans celui d'à côté que… tandis que moi, je… Où est mon chapeau ?
Lucile
Le voici, monsieur.
Edouard
Oh ! mademoiselle, je suis confus, honteux…
Lucile
Mon Dieu, tout le monde peut faire des erreurs, monsieur. Et tenez, moi-même, je vous prenais pour un professeur de piano.
Edouard
Professeur de piano, moi ! Mais je ne sais pas en jouer.
Lucile
Voilà pourquoi je vous ai fatigué de ma musique, pourquoi je vous ai fait battre la mesure, ce dont vous vous acquittez assez mal, il faut vous rendre cette justice.
Edouard
Ah ! c'est que je n'ai jamais été chef d'orchestre, moi, voyez-vous.
Lucile
Enfin, monsieur, tout s'explique et tout s'arrange.
Edouard
Et je vous fais mes excuses.
Lucile(saluant.)
Monsieur ! et maintenant, je vous rends votre liberté !
Edouard
Je comprends, mademoiselle.
Lucile
Mlle Dubarroy demeure à côté.
Edouard
Oh ! je n'irai point chez Mlle Dubarroy, je n'en ai plus envie, je vous assure. (Avec un peu d'émotion.)
Mademoiselle, j'espère qu'un jour ou l'autre, bientôt peut-être, j'aurai l'honneur de vous être présenté.
Lucile
Mon Dieu ! on se retrouve, dans le monde.
Edouard
Et que je pourrai ainsi renouer régulièrement une connaissance faite aujourd'hui d'une si étrange façon !
Lucile
Je souhaite que le hasard vous vienne en aide, monsieur.
Edouard
Oh ! au besoin, ce sera moi qui l'aiderai, mademoiselle… (Saluant.)
Mademoiselle !
Lucile
(saluant.)
Monsieur.
Edouard
Mademoiselle… (À part.)
Allons, j'étais bien venu pour me lancer, mais je n'aurais jamais cru que ce fût dans cet état là !
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