Scène VI

Lucile
(apportant de la musique.)

Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir fait attendre. Mais je ne trouvais pas ma musique.

Edouard
(très ému.)

Ah ! vous ne trouviez pas… Mais, ça ne fait rien, mademoiselle.

Lucile
Oh ! mais moi, je ne peux pas me passer de musique. (Elle lui fait signe de s'asseoir.)
Prenez donc la peine de vous asseoir.

Edouard
Le fait est que la musique est un bien bel art, mademoiselle.

Lucile
Ah ! le plus beau de tous, monsieur. (À part.)
Je veux qu'il ait bonne opinion de moi.

Edouard
Je l'adore, moi ! (À part.)
Je flatte ses goûts.

Lucile
Les commencements, par exemple, sont bien pénibles.

Edouard
Ma foi, je ne me souviens pas d'avoir jamais commencé.

Lucile
(à part.)

Il est très fat ! Mais c'est comme tous les artistes. (Haut.)
Aimez-vous beaucoup Wagner, monsieur ?

Edouard
Wagner ? le pharmacien ?

Lucile
Le pharmacien ?

Edouard
Le pharmacien de Toulouse ?

Lucile
Mais non, le musicien.

Edouard
Le musicien ? Ah ! oui, Wagner. J'en ai entendu parler… Oui, il paraît qu'il fait de la musique.

Lucile
(à part.)

Comment, il paraît…

Edouard
Oui, parfaitement, j'en ai entendu parler. (À part.)
Si j'abordais la question. (Haut.)
Pardon, mademoiselle.

Lucile
Et Mozart, qu'en pensez-vous ?

Edouard
Mon Dieu, je n'y pense pas, mademoiselle, mais pardon, je…

Lucile
Mais alors, monsieur, quel est votre compositeur favori ?

Edouard
Hein ?… c'est… Cordillard.

Lucile
Cordillard, qui est-ce ça ?

Edouard
C'est un de mes amis.

Lucile
Ah !

Edouard
Oui ! un musicien de talent. C'est l'auteur du "Chicard de Chicago".

Lucile
Je ne connais pas !

Edouard
Ah ! c'est très bien.
(Fredonnant.)

Qu'on a du chic à Chicago
À Chicago, loin du Congo.
Il épate tous les gogos
Voilà l' chicard de Chicago !
C'est très gentil… Mais pardon, mademoiselle, nous parlons, nous parlons, et pendant ce temps-là, je ne vous explique pas…

Lucile
Quoi donc, monsieur ?

Edouard
La raison de ma présence ici.

Lucile
Ah ! je l'avais devinée tout de suite !

Edouard
Ah ! vous l'avez…

Lucile
Mais oui.

Edouard
(à part.)

Les femmes de Paris sont d'une perspicacité !

Lucile
En un mot, monsieur, je vous attendais.

Edouard
(étonné.)

Ah ! vous m'att'… Vous me connaissez donc ?

Lucile
Moi ? pas du tout ? Mais qu'importe, on fait connaissance.

Edouard
C'est vrai l'on… l'on… (À part.)
Cela ira tout seul…

Lucile
On dit que vous êtes très à la mode.

Edouard
J'ai un assez bon tailleur.

Lucile
Mais non, je veux dire que vous êtes très lancé.

Edouard
Ah ! parfaitement.

Lucile
Vous avez sans doute passé par le Conservatoire.

Edouard
Le Conservatoire ?… Ah ! oui, Faubourg Poissonnière ! parfaitement… J'ai passé devant ! (À part.)
Pourquoi me parle-t-elle du Conservatoire ?

Lucile
Ne m'a-t-on pas dit que vous aviez eu un premier prix ?…

Edouard
Hein ?… Oh ! il y a si longtemps ; j'avais neuf ans, et puis, c'était un prix d'orthographe ! Cela ne vaut vraiment pas la peine d'en parler. (À part.)
Quelle drôle de conversation.

Lucile
(à part.)

 Il est un peu original.

Edouard
(brusquement.)

Mademoiselle ! je m'appelle Edouard Lorillot. Je suis âgé de vingt-cinq ans.

Lucile
C'est un bel âge.

Edouard
(avec fatuité.)

C'est un très bel âge !

Lucile
Cependant, pour ce qui nous intéresse, l'âge fait peu de chose.

Edouard
Vous trouvez ?

Lucile
Certes.

Edouard
Ah ! vous trouvez que… Cependant vous m'avouerez que les jeunes sont préférables.

Lucile
Eh ! eh ! les vieux ont plus d'expérience.

Edouard
Plus d'expérience, soit ! mais enfin, cela ne suffit pas.

Lucile
Je sais bien que l'on dit : "Si vieillesse pouvait ! " mais le proverbe dit aussi : "Si jeunesse savait ! "

Edouard
Oh ! mais moi, mademoiselle, je sais.

Lucile
Oh ! je ne parle pas pour vous, monsieur. On n'ignore pas que vous avez fait vos preuves.

Edouard
Ah ! vous savez ! Bah ! ne parlons pas de cela !

Lucile
D'ailleurs, j'espère bien que vous me le prouverez !

Edouard
Moi ?…

Lucile
Certainement.

Edouard
(avec transport.)

Mais… mais avec bonheur ! Mais quand vous voudrez. Mais n'est-ce pas pour cela que je suis venu ? Si je vous le prouverai ! Ah ! je suis aux anges !

Lucile
Eh ! bien, monsieur, qu'est-ce que vous avez ?

Edouard
(brusquement.)

Ce que j'ai mademoiselle ? mademoiselle, j'ai de la fortune.

Lucile
Oh, alors, c'est uniquement pour l'amour de l'art que…

Edouard
Oh ! et de l'artiste, mademoiselle, et de l'artiste.

Lucile
(saluant.)

Monsieur ! (À part.)
Il est très galant.

Edouard
En un mot, mademoiselle, je tiens à vous dire… en passant que je serai très facile sur toutes les questions, comment dirai-je ? sur toutes les questions pécuniaires.

Lucile
Mais, monsieur, on a dû vous dire, je suppose, quelles sont les conditions.

Edouard
Les conditions ?

Lucile
Oui.

Edouard
Du tout, on ne m'a rien dit. (À part.)
Elle va m'écorcher.

Lucile
Mon Dieu, monsieur, c'est 400 francs par mois à quatre séances par semaine.

Edouard
(ahuri.)

Ah ! c'est… c'est à la séance ?

Lucile
Oui, monsieur.

Edouard
400 francs par mois. Et voilà tout ?

Lucile
Quoi, monsieur, vous ne trouvez pas cela suffisant ?

Edouard
(à part.)

Et l'on dit que la vie est chère à Paris.

Lucile
Il semblerait que vous n'êtes pas satisfait ?

Edouard
C'est qu'en vérité, je suis étonné…

Lucile
Ah ! vous m'aviez promis, monsieur, de vous montrer facile et puis, vous savez, si tout va bien ! Eh bien ! je puis vous dire que l'on ne refusera pas une petite gratification à la fin du mois.

Edouard
Ah ! bon !… Ah ! très bien !… je me disais aussi… oui, oui, oui, (À part)
connu, les petites gratifications.

Lucile
Enfin, voilà, monsieur ! Au reste, ce n'est pas moi qui m'occupe de ces détails d'intérieur et, si vous ne trouvez pas que soit suffisant, eh bien ! vous parlerez à ma mère.

Edouard
Aïe ! aïe ! Vous avez une mère ?

Lucile
Plaît-il ?

Edouard
Je dis, vous avez une mère… une vraie ?

Lucile
Je ne vous comprends pas, monsieur ; vous avez bien dû la voir, je suppose, sans cela vous ne seriez pas ici.

Edouard
Ah ! oui, oui, en effet. (À part)
Je n'ai rien vu du tout.

Lucile
Eh bien ! alors, monsieur, vous pourrez vous entendre avec elle.

Edouard
Aïe ! Aïe ! !

Lucile
Pourtant, je doute qu'elle consente à la moindre modification.

Edouard
Elle ne consentira pas, vous croyez ?

Lucile
J'en suis même à peu près sûre.

Edouard
Eh bien ! alors, puisqu'il le faut, mademoiselle, je me résigne. Va pour 400 francs par mois.

Lucile
Et à quatre séances par semaine.

Edouard
À quatre séances.

Lucile
Allons, voilà qui est bien, monsieur. Et maintenant, si vous le permettez, nous allons commencer.

Edouard
Hein !… nous allons… comme ça, tout de suite ?

Lucile
(tout en cherchant un objet qu'elle ne trouve pas.)

Oui, si vous voulez bien. (À part.)
C'est étrange ! Qu'est-ce que j'ai pu en faire ?

Edouard
(à part.)

Ah çà ! qu'est-ce qu'elle cherche ?
(Il cherche lui-même des yeux.)

Lucile
(à part.)

Allons, je l'aurai laissée dans ma chambre. (Haut.)
Je suis à vous, monsieur.
(Edouard s'incline.)

(Elle sort.)


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