Dardard, Pontbichet
Dardard (paraissant debout sur l'appui de la fenêtre.)
Ne vous dérangez pas !
Pontbichet
Comment ! encore vous ?
Dardard
Toujours !
Pontbichet
Et par la fenêtre !
Dardard
J'ai pensé que vous aviez dû fermer la porte… et nous autres enfants de la Gironde, quand on nous ferme la porte, nous sautons par la croisée… (Il saute sur la scène.)
Eh donc !
Pontbichet
Mais qu'est-ce qui vous ramène ?
Dardard
Une idée. En sortant, j'ai lu votre enseigne : "Pontbichet fabricant de gants", et je me suis écrié : "J'ai besoin de gants !…"
Pontbichet
Monsieur, je vous préviens que je ne tiens pas le détail, ainsi…
Dardard
Et moi, je n'achète qu'en gros. J'en veux… voyons… j'en veux quarante mille paires !
Pontbichet
Quarante mille ?
Dardard (s'asseyant.)
Vous allez me les essayer, Pontbichet !
Pontbichet
Comment ?
Dardard
Dépêchez-vous, je suis un jeune homme pressé.
Pontbichet
Voyons, monsieur, parlez-vous sérieusement ?
Dardard
En affaires je suis sérieux comme un hibou.
Pontbichet
Et vous êtes solvable ?…
Dardard
Comme un jaunet, je paye comptant.
Pontbichet (à Dardard, qui est assis.)
Prenez donc la peine de vous asseoir.
Dardard
C'est fait.
Pontbichet (à part)
Mais c'est une excellente affaire, quarante mille… je vais lui couler tout mon fonds de boutique. (Haut.)
Monsieur, voulez-vous me permettre de passer mon pet-en-l'air ?
Dardard
À quoi bon ?
Pontbichet
Je sais trop ce que je dois à un client de votre importance… Je suis à vous dans la minute.
(Il se retire derrière les rideaux.)
Dardard (tirant son calepin.)
Nous disons quarante mille paires de gants à… (À Pontbichet.)
Combien vos gants ?
Pontbichet (derrière les rideaux.)
Vingt-neuf sous.
Dardard
Trop cher !
Pontbichet (toujours derrière les rideaux.)
Je vous les passerai à un franc.
Dardard (calculant.)
C'est vendu ! c'est une très bonne opération.
Pontbichet (sortant habillé.)
Là ! me voici… Dites donc, est-ce heureux que vous soyez allé au théâtre de M. Dormeuil ?
Dardard
Oui, il pleuvait, je suis entré pour faire mes comptes… je me croyais au café de Foy… je demande une groseille, on me sert un vaudeville.
Pontbichet
Vous aimez les vaudevilles ?
Dardard
Oh ! Dieu ! je les ai en horreur !… c'est toujours la même chose ; le vaudeville est l'art de faire dire oui au papa de la demoiselle qui disait non… Voici l'ordre et la marche : on lève le rideau…
(Air : Vaudeville de Préville et Taconnet)
Salut d'abord, salon délicieux !
Mais par la gauche entre, en toussant, un père
La fille pleure avec son amoureux,
Petit monsieur bien mis, qui tous les soirs vient plaire…
On lui dit non, mais cela veut dire oui.
Au bout d'une heur, grâce à son éloquence,
Chacun s'embrasse et l'ouvrage est fini !
Pontbichet
Mais le public ?
Dardard
Chut ! c'est là qu'il commence ;
Quelquefois même il se met en avance !
Tenez, dans ce moment nous en jouons un vaudeville… Vous dites non ; eh bien, vous direz oui… à la fin.
Pontbichet
Oh ! ça…
Dardard
Comme les autres… J'en suis tellement sûr que je viens de louer l'appartement au-dessus.
Pontbichet
Pour quoi faire ?
Dardard
Eh bien, pour m'y installer avec votre fille.
Pontbichet
Vraiment ? (À part.)
Une fois l'affaire conclue, comme je le flanquerai à la porte… (Haut, ouvrant un carton.)
Si vous désirez voir les échantillons…
Dardard (examinant.)
Volontiers… (Passant son doigt dans le gant et le déchirant.)
C'est mal cousu…
Pontbichet
C'est fait exprès… pour donner de l'air aux mains.
Dardard
Au fait, dans les pays chauds… pour l'exportation, ça suffira.
Pontbichet
Ah ! Monsieur fait l'exportation ?
Dardard
Je fais tout, monsieur, j'exporte, j'importe et je colporte.
Pontbichet
Tiens ! tiens ! tiens ! et vous gagnez de l'argent ?
Dardard
Comme ça… Il y a deux ans, j'avais tout juste un zéro dans chaque poche.
Pontbichet
Et aujourd'hui ?
Dardard
J'ai deux cent mille francs.
Pontbichet
Oh ! oh ! oh ! en deux ans ?…
Dardard
Ah ! je suis de Bordeaux, moi ! Vous n'auriez pas besoin d'indigo ?
Pontbichet
Pour quoi faire ?
Dardard
J'en ai à céder.
Pontbichet
Vous vendez aussi l'indigo ?… Oh ! oh ! oh ! (À part.)
Il me fait l'effet de Mercure… en bourgeois. C'est un marron.
Dardard
Eh bien, dans mon existence, il y a une chose qui me taquine… qui me pèse là… sur l'estomac.
Pontbichet
Des choux ?
Dardard
Non, un remords. Pontbichet : je dois ma fortune à une petite gredinerie.
Pontbichet (gaiement.)
Eh bien, je m'en doutais. Contez-moi ça.
Dardard
Au fait, avec son beau-père…
Pontbichet
Mais permettez…
Dardard
Puisque vous direz oui… c'est convenu. Il y a deux ans, j'étais simple commis chez un banquier de Bordeaux. Un jour, un riche armateur dont j'avais la confiance vint me trouver et me tint à peu près ce langage : "Pitchoun… ça veut dire petit, je vais me marier en Amérique ; n'ayant pas eu d'enfants dans ce monde, j'ai des chances pour en avoir dan l'autre. Or, je possède un neveu, un imbécile qui m'envoie deux fois par an ses fautes d'orthographe au jour de l'an et à ma fête. Avant de partir, je veux faire quelque chose pour cet animal-là. Voici quarante mille francs que tu lui remettras avec ma bénédiction… et une grammaire française."
Pontbichet
Et vous vous êtes empressé de lui porter ?…
Dardard
Voilà où commence la petite gredinerie. J'allais partir, lorsque, à la porte des Messageries Laffitte et Caillard, j'avise une affiche : "Vins à vendre sur pied."
Pontbichet
Comment ! des vins sur pied ?
Dardard
Oui, la récolte. Il s'agissait du meilleur cru des environs de Bordeaux… le cru de… neuf étoiles. Une affaire d'or !… Alors je me dis : "Bah ! ce neveu est riche… il attendra bien six mois. Je lui porterai ça plus tard." Je rumine mon opération, je consulte un ami, un jeune homme de Bergerac ; il m'approuve, et je pars. Pontbichet, ne contez jamais vos affaires à un jeune homme de Bergerac !
Pontbichet
Pourquoi ça ?
Dardard
J'arrive chez le vendeur… qu'est-ce que je trouve ? le petit gueux qui venait de me souffler…
Pontbichet
Le cru de neuf étoiles ?
Dardard
Juste !
Pontbichet
Oh ! un cru si étoilé que ça !
Dardard
À ma place, qu'eussiez-vous fait ?
Pontbichet (avec dignité.)
J'aurais jeté sur ce jeune homme un regard hautain… et je serais parti.
Dardard
Parti ? Tenez, vous n'êtes qu'un Champenois !
Pontbichet
Je suis de Courbevoie.
Dardard
J'achetai cinq mille tonneaux… tout ce qu'il y avait dans le canton, une rafle.
Pontbichet
Mais puisque c'est l'autre qui avait le vin.
Dardard
Oui, mais il ne pouvait pas l'entonner sans ma permission… je tenais le bon bout, coquinasse !
Pontbichet
Que fit-il ?
Dardard
Un beau trait : il me céda son marché à vingt-cinq pour cent de perte.
Pontbichet (dans l'admiration.)
Oh ! oh ! oh ! (À part.)
Ce petit bonhomme est prodigieux !… il est bien plus fort que Colardeau… et, en y réfléchissant… (Haut.)
Ah çà ! et les quarante mille francs de l'autre… du neveu ?
Dardard
Je les ai toujours.
Pontbichet
Comment ?
Dardard
Quand je me présentai à son domicile, il avait déménagé depuis six mois… impossible de le retrouver… Mais son argent est là… tout prêt… et maintenant pour rien au monde…
Pontbichet (lui prenant la main avec expression.)
Bien ! très bien ! fort bien !
Dardard (à part)
Je l'ai étourdi. (Haut.)
Dites donc, papa Pontbichet, mariez-nous, hein ?
Pontbichet
Ecoutez, mon ami… si ça ne dépendait que de moi… car vous m'avez fasciné… je suis sous le charme ; mais c'est ma femme.
Dardard
Comment ! vous avez une femme, et vous ne me le dites pas ? Où est-elle ?
Pontbichet
Là, dans sa chambre.
Dardard (frappant très fort à la porte indiquée.)
Madame !… madame !… je vous demande la main de votre fille !
Pontbichet (voulant l'arrêter.)
Mais elle dort…
Dardard (continuant)
Ca ne fait rien… je suis un jeune homme pressé.
Pontbichet
Et puis elle est sourde.
Dardard
Ah bah !… quelle raison ! je la lui demanderai avec un cornet.
Pontbichet
Mais ce n'est pas tout, vous avez aussi un rival… qui est très avancé !
Dardard
Un rival !… est-il du Midi ?
Pontbichet
Non.
Dardard
Très bien ! je n'ai qu'à souffler dessus pour l'éteindre. Allons-y !
Une Voix (au-dehors.)
Monsieur Dardard !…
Pontbichet
On vous appelle.
La Voix
C'est le tapissier…
Pontbichet
Le tapissier ?…
Dardard
Eh bien, oui, pour meubler l'appartement là-haut… J'y cours. Pendant ce temps-là occupez-vous du trousseau… Adieu, adieu !
(Il sort vivement.)
(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...
(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....
Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....
(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...
(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...