Scène II

La Brige
C'est ma foi vrai! C'est M. Saumâtre en personne! Eh! bonjour, monsieur Saumâtre!

Monsieur Saumâtre (sur une grande réserve)
Monsieur, mes civilités!

La Brige
Mais donnez-vous la peine d'entrer, et prenez un siège, je vous prie!

Monsieur Saumâtre
C'est inutile.

La Brige
Si fait! Si fait! -- Voyons, Hortense, ma fille, grouille-toi. Apporte un siège à monsieur. Donnez-moi votre chapeau.

Monsieur Saumâtre (débarrassé de son chapeau)
Pardon.

Hortense (le forçant à s'asseoir)
Votre parapluie.

Monsieur Saumâtre (débarrassé de son parapluie)
Excusez.

Hortense
Désirez-vous vous rafraîchir?

Monsieur Saumâtre
Je vous remercie.

Hortense
Un verre de bière!… (A La Brige.)
Tu es là comme un soliveau!… Va donc chercher une canette.

La Brige
J'y cours.

Monsieur Saumâtre
Je vous prie de n'en rien faire. Je ne bois jamais entre mes repas, d'abord; puis, je ne fais qu'entrer et sortir. -- Donc, causons peu, mais causons bien. (Mettant la main à la poche intérieure de sa redingote.)
Je vous apporte votre quittance.

La Brige (qui se méprend)
Ah! monsieur!… Une telle grandeur d'âme! une pareille générosité!…

Hortense
Quand je te disais que M. Saumâtre est un homme plein de délicatesse!

La Brige
Croyez bien que vous ne perdrez rien. Nous ne sommes ni des ingrats ni des malhonnêtes gens! Hortense est là, qui peut vous le dire, et…

Monsieur Saumâtre
Pardon! Vous avez les fonds?

La Brige (interloqué)
Non.

Monsieur Saumâtre
En ce cas…
(Il remet sa quittance dans sa poche.)

La Brige
Comment!

Monsieur Saumâtre (se levant)
Veuillez me rendre mon chapeau.

La Brige
M. Saumâtre, écoutez-moi.

Monsieur Saumâtre
Monsieur, je n'ai rien à écouter.

Hortense
Pourtant…

Monsieur Saumâtre
Je n'ai que faire de vos paroles.

La Brige
Un mot, monsieur Saumâtre; un seul! -- Voilà exactement cinq ans que je suis votre locataire. Ne vous ai-je pas toujours, à la minute précise, payé l'argent que je vous devais?

Monsieur Saumâtre
Il ne s'agit pas de l'argent que vous avez pu me devoir, mais bien de l'argent que vous me devez!

La Brige
Mon Dieu, je sais.

Monsieur Saumâtre
Il ne s'agit pas de l'argent que vous me donnâtes autrefois, mais de l'argent qu'il faut me donner aujourd'hui.

La Brige
Mais, monsieur, je ne puis vous le donner; je ne l'ai pas.

Monsieur Saumâtre
Je garderai donc votre mobilier.

Hortense (aux cent coups)
Notre mobilier!

Monsieur Saumâtre
C'est mon droit. -- Mon parapluie, s'il vous plaît.

La Brige
Monsieur Saumâtre…

Monsieur Saumâtre
Monsieur, vous perdez votre temps et vous me faites perdre le mien. Vous me devez; vous ne me payez pas; c'est bien, je me paierai moi-même, ainsi que la loi m'y auto rise. Je n'ai pas à vous faire de cadeaux. En aurais-je le désir, que je n'en ai pas le moyen. Voilà qui est clair, je pense? Faites donc enlever au plus vite, votre lit et vos instruments de travail. Le nouveau locataire attend que vous lui cédiez la place. J'ai dit. Rendez-moi, je vous prie, mon parapluie et mon chapeau.

Les déménageurs
Vit-on jamais férocité pareille?
Monsieur Saumâtre en lui porte un coeur de rocher.
Quoi! Rien ne saurait le toucher?
Mais prêtons à la suite une attentive oreille.
Sur nos nuques et sur nos dos,
Chargeons, messieurs, chargeons les lourds fardeaux.

La Brige
J'imagine, monsieur Saumâtre, que vous n'avez pas bien compris. Nous ne vous demandons pas un cadeau, nous vous demandons un délai: quarante-huit heures, pas une de plus.

Hortense
Nous aurons de l'argent après-demain.

La Brige
Ma famille va m'en envoyer. Voici la lettre qui l'atteste.
(Il présente la lettre en question, que M. Saumâtre se refuse à lire.)

La Brige
Dieu merci, nous sommes d'honnêtes gens. Demandez plutôt à Hortense si nous devons un sou dans le quartier.

Hortense (l'ongle aux dents)
Pas ça.

La Brige
Nous nous trouvons gênés. Ces choses-là arrivent à tout le monde. La vérité est qu'Hortense ayant eu une grossesse pénible, j'ai dû donner au médecin les quelques louis qu'un à un j'avais mis de côté pour vous. (Câlin.)
Allons, monsieur Saumâtre, allons!

Hortense (chatte)
Ne vous faites pas plus méchant que vous ne l'êtes.

La Brige
Je vous jure que vous serez payé.

Hortense
Jusqu'au dernier sou.

La Brige
Dans deux jours. -- Laissez-nous partir.

Monsieur Saumâtre
Eh! partez!… Je ne vous demande pas autre chose.

La Brige
Avec mon mobilier?

Monsieur Saumâtre
Ah! non.

La Brige
Monsieur, nous ne sommes pas des bohèmes. Nous ne voulons pas emménager avec un lit et une paillasse.

Hortense
De quoi aurions-nous l'air?

La Brige (les bras élargis du désir de persuader)
Voyons!
(Mutisme de M. Saumâtre.)

La Brige
Causons chiffre. Je vous dois deux cent cinquante francs.

Monsieur Saumâtre
Je ne le sais que trop.

La Brige
Or, j'ai ici p our cinq mille francs au moins de meubles. Laissez-m'en enlever une moitié et gardez l'autre en garantie.

Monsieur Saumâtre
Non.

La Brige
Remarquez que je vais vous signer des billets, payables après-demain matin.

Monsieur Saumâtre
Je n'accepte pas cette monnaie.

La Brige
Pourquoi? Elle en vaut une autre. Des meubles sont toujours des meubles, et des billets sont toujours des billets. Si les billets que je vous offre ne sont pas payés à l'heure dite, eh bien! vous ferez saisir mes meubles à mon nouvel appartement.
(Mutisme de M. Saumâtre.)

La Brige
Nous vous laisserions, par exemple, le buffet de la salle à manger, qui vaut vingt-cinq louis comme un liard, et tout le mobilier du salon.

Hortense
Y compris le piano.

La Brige
La garniture de cheminée.

Hortense
Le baromètre.

La Brige
Et le bronze de chez Barbedienne que nous avons gagné à la loterie de l'Exposition. Le diable y serait, voilà une proposition acceptable!… doublement avantageuse, puisqu'elle sauvegarde votre créance et, du coup, nous permet, à nous, de sauvegarder notre dignité, en emménageant comme tout le monde, dans des conditions décentes.

Monsieur Saumâtre (dans un pâle sourire)
On se fait bien des illusions sur l'état de propriétaire.

La Brige (qui commence à rager)
L'état de locataire sans argent est bien plus enviable sans doute, et je vous plains de tout mon coeur.

Monsieur Saumâtre
Il suffit. Vos impertinences ne parviendront pas à me convaincre.

La Brige
Je ne suis pas impertinent. Je constate simplement que dans toute cette affaire vous faites preuve d'une étrange mauvaise volonté.

Monsieur Saumâtre
Je fus échaudé trop souvent.

La Brige
Encore une fois…

Monsieur Saumâtre
Encore une fois, veuillez me rendre mon chapeau… Et vous, madame, mon parapluie.

Les déménageurs
Conspuez, ô nos coeurs, cet homme opiniâtre,
Contenez vos élans justement indignés.
Et vous, nos yeux, de pleurs baignés,
Flétrissez le cruel Saumâtre!
Sur nos nuques et sur nos dos
Chargeons, messieurs, chargeons les lourds fardeaux.

La Brige (aux déménageurs)
Je vous demande pardon, mes enfants, mais je suis dans l'obligation de renoncer à vos services. Toutefois, il ne sera pas dit que de braves garçons comme vous se seront dérangés pour rien. J'entends que vous buviez un coup à ma santé. -- Tu as de la monnaie, Hortense?

Les déménageurs
De votre front chargé d'ennui
Ecartez toute âpre pensée;
Le déménageur porte en lui
Une âme désintéressée.
Puisque ce monsieur nous accorde
Une équitable indemnité,
Salut à lui! Paix et concorde
Aux gens de bonne volonté.

La Brige
Je suis pauvre. Voilà cent sous. Allez vous désaltérer et laissez là vos paniers que vous reprendrez tout à l'heure.

Les déménageurs (enthousiasmés)
Cent sous!… Il nous offre une thune!…
Ventre-Saint-Gris, c'est la fortune!
Or, voici qu'il est midi vingt,
Précipitons nos pas chez le marchand de vin.
Sur nos nuques et sur nos dos
Chargeons, messieurs, chargeons les lourds fardeaux.
(Ils sortent.)


Autres textes de Georges Courteline

Une Lettre Chargée

Georges CourtelineUne lettre chargéeSaynète(Représentée pour la première fois, sur la scène du Carillon, le 10 juin 1897.)PersonnagesLa Brige, Millanvoye.L'employé, Tervil.(La scène se passe à la Poste.)La Brige (le nez à...

Un client sérieux

L'huissierMonsieur Le substitut, j'ai l'honneur de vous présenter mes hommages.Le substitutBonjour, Loyal. Vous avez l'Officiel ?L'huissierNon, Monsieur Le substitut.Le substitutDepuis ce matin, je bats tous les kiosques de Paris; pas...

Théodore cherche des allumettes

Théodore (sa voix, à la cantonade.)Ah çà; mais quel étage que je suis?… Bon sang de sort, en v'là une affaire!… j'sais pus quel étage que je suis!… Va falloir...

Monsieur Badin

(La porte s'ouvre. Le garçon de bureau apparaît.)Le directeurC'est vous, Ovide ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeurEst-ce que M. Badin est venu ?OvideOui, monsieur le directeur.Le directeur (stupéfait)M. Badin est là...

L'honneur des Brossarbourg

LA BARONNEUn mot, je vous prie, monsieur de Brossarbourg, mon époux. Il faut enfin que je vous entretienne d'un petit incident d'une nature toute spéciale et sur lequel je me...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025