ACTE PREMIER


L'action se passe en été, dans une petite ville aux bords d'un fjord, sur la côte septentrionale de la Norvège.


À gauche, la maison du Dr WANGEL avec une véranda couverte. Elle est située dans un jardin. Au bas de la véranda, un grand mât à drapeau. À droite, dans le jardin, une tonnelle meublée d'une table et de quelques chaises. Au fond, une haie vive, avec une petite porte d'entrée. Derrière la haie, une allée longe la plage. Entre les arbres, on aperçoit le fjord et, par-delà, au loin, une chaîne de hautes montagnes, avec quelques pics. Chaude et lumineuse matinée d'été.  

BALLESTED, entre deux âges, vêtu d'un vieux veston de velours et coiffé d'un chapeau d'artiste à large bord, se tient au bas du mât et arrange les cordages. Le drapeau est à côté de lui, par terre. Un peu plus loin, un chevalet portant une toile tendue. À côté, sur un pliant, des pinceaux, une boîte à couleurs et une palette. BOLETTE WANGEL, sortant de la maison, paraît sous la véranda. Elle apporte un grand vase de fleurs et le pose sur la table.

BOLETTE
Eh bien, Ballested ? Vous arriverez à le faire glisser ?

BALLESTED
Certainement, mademoiselle, sans difficulté. Est-il indiscret de vous demander si vous attendez du monde ?

BOLETTE
Oui, le professeur Arnholm. Il est arrivé cette nuit et viendra nous voir tout à l'heure.

BALLESTED
Arnholm ? Attendez un peu. N'est-ce pas le nom de votre ancien précepteur ?

BOLETTE
Eh oui ! C'est bien de lui qu'il s'agit.

BALLESTED
Tiens, tiens. Il est donc revenu dans ces parages ?

BOLETTE
C'est en son honneur que nous hissons le drapeau.

BALLESTED
Naturellement.
(BOLETTE entre au salon. Un moment après, LYNGSTRAND arrive de droite, par l'allée qui longe la plage. Apercevant le chevalet et la boîte, il s'arrête, intéressé. C'est un jeune homme frêle, pauvrement mais convenablement vêtu, l'air faible et maladif.)

LYNGSTRAND (de derrière la haie)
Bonjour.

BALLESTED (se retournant)
Oh… ! Bonjour. (Il hisse le drapeau.)
Allons, voici qui est fait.(Il fixe la corde et s'approche du chevalet.)
Bonjour. J'ai bien l'honneur… Je ne crois pas avoir l'avantage…

LYNGSTRAND
Vous êtes peintre ?

BALLESTED
Naturellement. Et autre chose encore.

LYNGSTRAND
Je m'en aperçois. Puis-je entrer un moment ?

BALLESTED
Pour voir de près ?

LYNGSTRAND
Avec votre permission.

BALLESTED
Oh ! il n'y a pas encore grand-chose à voir. Mais veuillez approcher. Entrez donc, s'il vous plaît.

LYNGSTRAND
Je vous remercie.
(Il entre par la porte du jardin.)

BALLESTED (peignant)
Vous voyez : c'est le fjord qu'on aperçoit entre les îles.

LYNGSTRAND
Oui, je vois bien.

BALLESTED
Mais il manque une figure au tableau. Pas moyen de dénicher un modèle dans cette ville.

LYNGSTRAND
Vous voulez mettre une figure aussi ?

BALLESTED
Oui, au premier plan, sur le rocher, on verra une sirène à demi morte.

LYNGSTRAND
À demi morte ? Pourquoi cela ?

BALLESTED
Elle s'est égarée et ne peut plus retrouver le chemin de la mer. Alors elle défaille, elle agonise dans l'eau saumâtre. Vous comprenez ?

LYNGSTRAND
Parfaitement…

BALLESTED
C'est la maîtresse de céans qui m'a donné cette idée.

LYNGSTRAND
Et comment appellerez-vous ce tableau ?

BALLESTED
Je compte l'appeler : "La Fin de la sirène."

LYNGSTRAND
C'est bien trouvé. Il y a quelque chose à tirer du sujet.

BALLESTED (le regardant)
Vous êtes peut-être du métier ?

LYNGSTRAND
Vous voulez dire peintre ?

BALLESTED
Oui.

LYNGSTRAND
Non, mais je voudrais faire de la sculpture. Je m'appelle Hans Lyngstrand.

BALLESTED
Ah ! Vous voulez être sculpteur ! Eh oui ! encore un art chic, la sculpture. Je crois vous avoir rencontré dans la rue, une ou deux fois. Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

LYNGSTRAND
Une quinzaine de jours. Mais je tâcherai d'y passer l'été.

BALLESTED
Pour jouir des bains, je suppose ?

LYNGSTRAND
Oui, pour reprendre des forces.

BALLESTED
Des problèmes de santé ?

LYNGSTRAND
Oui, rien de bien grave. J'ai parfois du mal à respirer : c'est tout.

BALLESTED
Oui, oui ! Des bagatelles ! N'importe : vous feriez bien de vous adresser à un bon médecin.

LYNGSTRAND
J'avais justement l'intention de consulter le Dr Wangel… un jour ou l'autre.

BALLESTED
Vous feriez bien… (Regardant à gauche.)
Voici encore un vapeur plein de passagers. C'est étonnant ce qu'il vient ici de touristes depuis quelques années.

LYNGSTRAND
Oui, cela paraît très animé.

BALLESTED
Et d'estivants ! C'en est plein. Je crains souvent que cette affluence d'étrangers ne nuise au charme de notre bonne vieille ville.

LYNGSTRAND
Vous êtes d'ici ?

BALLESTED
Non, mais je me suis acclam… acclimaté. Je tiens au pays par les liens du temps et de l'habitude.

LYNGSTRAND
Il y a donc longtemps que vous l'habitez ?

BALLESTED
Environ seize ou dix-sept ans. Je suis arrivé avec la troupe Skive, pour faire du théâtre. Mais nous avons essuyé des revers financiers. L'entreprise a sombré et la troupe s'est dispersée aux quatre vents.

LYNGSTRAND
Et vous, vous êtes resté ici ?

BALLESTED
Oui, et je m'en suis bien trouvé. À vrai dire, je travaillais surtout aux décors.
(BOLETTE revient avec une chaise à bascule, qu'elle dispose sous la véranda.)

BOLETTE (tournée vers la porte du salon)
Dis donc, Hilde, tu ne retrouves pas le tabouret que nous avons brodé pour père ?

LYNGSTRAND (s'approchant de la véranda et saluant)
Bonjour, mademoiselle Wangel.

BOLETTE (à la balustrade)
Comment ! c'est vous, monsieur Lyngstrand ? Bonjour. Excusez-moi un instant, il faut que je…
(Elle entre au salon.)

BALLESTED
Vous connaissez la famille Wangel ?

LYNGSTRAND
Très peu. J'ai rencontré mademoiselle parfois ici ou là. Et j'ai échangé quelques mots avec madame, à la musique, la dernière fois qu'on en a fait au Belvédère. Elle m'a engagé à venir les voir.

BALLESTED
Eh bien ! si vous m'en croyez, vous cultiverez ces relations.

LYNGSTRAND
J'ai songé, en effet, à leur faire une visite — une visite en règle — si je trouvais quelque prétexte pour cela.

BALLESTED
Ah baste ! Un prétexte… (Regardant à gauche.)
Sapristi ! (Il rassemble la boîte à peinture et le reste.)
Le bateau est amarré. Il me faut courir à l'hôtel. On pourrait avoir besoin de moi. Il faut que je vous dise que je suis aussi barbier et coiffeur.

LYNGSTRAND
Vous semblez avoir beaucoup de cordes à votre arc.

BALLESTED
Il faut savoir faire un peu tous les métiers, dans une petite ville comme celle-ci. Si jamais vous aviez besoin de pommade ou d'autres objets de toilette, demandez l'adresse de M. Ballested, maître de danse.

LYNGSTRAND
Maître de danse ?…

BALLESTED
Président de la Fanfare, si vous aimez mieux. Ce soir, concert au Belvédère. Adieu, adieu !
(Il sort par la porte du jardin, emportant la boîte à peinture et le reste, et disparaît à gauche. HILDE apparaît sous la véranda, tenant le tabouret. BOLETTE apporte de nouvelles fleurs. LYNGSTRAND, du jardin, salue HILDE.)

HILDE (à la balustrade, sans rendre le salut)
Bolette me dit que vous vous êtes aventuré jusqu'ici.

LYNGSTRAND
Oui, j'ai pris la liberté d'entrer.

HILDE
Avez-vous fait votre promenade du matin ?

LYNGSTRAND
Oh ! Elle n'a pas été longue, aujourd'hui.

HILDE
Avez-vous pris votre bain de mer, au moins ?

LYNGSTRAND
Oui, je suis entré dans l'eau un instant. En revenant, j'ai rencontré votre mère. Elle se dirigeait vers sa cabine de bains.

HILDE
Qui avez-vous rencontré, dites-vous ?

LYNGSTRAND
Votre mère.

HILDE
Oh ! En effet…
(Elle place le tabouret devant la chaise à bascule.)

BOLETTE (l'interrompant)
Avez-vous aperçu le bateau de notre père ? LYNGSTRAND. — Oui, je crois avoir vu un bateau à voile se diriger vers le port. BOLETTE. — Cela doit être lui. Il est allé aux îles visiter un malade.
(Elle range divers objets sur la table.)

LYNGSTRAND (un pied sur la première marche de l'escalier de la véranda)
Que c'est beau, toutes ces fleurs !

BOLETTE
N'est-ce pas ?

LYNGSTRAND
Délicieux. Il y a donc fête chez vous, aujourd'hui ?

HILDE
Mais oui, il y a fête.

LYNGSTRAND
Je m'en doutais. Sans doute, l'anniversaire de votre père.

BOLETTE (à HILDE, comme pour l'arrêter)
Hem, hem !

HILDE (sans se soucier du mouvement)
Non, de notre mère.

LYNGSTRAND
Ah ! de Madame votre mère.

BOLETTE (bas, irritée)
Voyons, Hilde !

HILDE (de même)
Laisse-moi tranquille ! (À LYNGSTRAND.)
Vous allez rentrer déjeuner, n'est-ce pas ?

LYNGSTRAND (descendant l'escalier)
Oui, je devrais bien prendre quelque chose.

HILDE
On est bien, à ce qu'il paraît, dans votre hôtel ?

LYNGSTRAND
Je ne suis plus à l'hôtel. C'était trop cher.

HILDE
Où logez-vous donc ?

LYNGSTRAND
Je loge maintenant là-haut, chez Mme Jensen.

HILDE
Quelle Mme Jensen ?

LYNGSTRAND
La sage-femme.

HILDE
Excusez-moi, monsieur Lyngstrand, mais j'ai vraiment autre chose à faire que de…

LYNGSTRAND
Oh ! Je n'aurais pas dû dire cela.

HILDE
Quoi ?

LYNGSTRAND
Ce que je viens de dire.

HILDE (le toisant avec humeur)
Je ne vous comprends pas.

LYNGSTRAND
Non, non, c'est bien. Au revoir donc, mesdemoiselles, il est temps que je m'en aille.

BOLETTE (s'approchant de l'escalier)
Au revoir, monsieur Lyngstrand. Vous nous excuserez pour aujourd'hui. Mais un autre jour, si vous en avez le temps — et si le cœur vous en dit —, venez donc voir père, venez nous voir.

LYNGSTRAND
Merci, mademoiselle. Avec grand plaisir.
(Il salue et sort par la porte du jardin. Arrivé à l'allée, il se retourne et envoie encore un salut à la véranda.)

HILDE (à demi-voix)
Adieu, môsieur ! Mes compliments à la mère Jensen. BOLETTE, bas, (lui secouant le bras.)
— Hilde ! Méchante gamine ! Es-tu folle ? Il peut t'entendre !

HILDE
Zut ! Que veux-tu que cela me fasse ?

BOLETTE (regardant à droite)
Voici père.
(Le Dr WANGEL, en habit de voyage, une trousse à la main, vient de droite.)

WANGEL
Bonjour, les petites, me voici de retour.(Il entre par la porte du jardin.)
BOLETTE descend dans le jardin et va à sa rencontre. — Quelle joie que tu sois rentré !

HILDE (allant également à sa rencontre)
Tu es libre pour toute la journée, père ?

WANGEL
Oh non ! Il faudra tantôt que j'aille à mon cabinet pour un moment. Dites donc, savez-vous si Arnholm est arrivé ?

BOLETTE
Oui, il est arrivé cette nuit. On est venu de l'hôtel nous prévenir.

WANGEL
Ainsi vous ne l'avez pas encore vu ?

BOLETTE
Non, mais il viendra ici d'un instant à l'autre.

WANGEL
J'en suis sûr.

HILDE (le tirant par la manche)
Regarde un peu, père.

WANGEL
Je vois bien, mes enfants. Cela a un air de fête ici.

BOLETTE
N'est-ce pas ? Nous avons bien fait les choses ?

WANGEL
Assurément… Et… nous sommes seuls…

HILDE
Oui, elle est au…

BOLETTE (l'interrompant vivement)
Mère est au bain. WANGEL regarde affectueusement BOLETTE et lui caresse la tête. Avec un peu d'hésitation. — Ecoutez, mes petites, comptez-vous laisser ces choses et garder le drapeau hissé toute la journée ?

HILDE
Voyons, tu n'en doutes pas, père ?

WANGEL
Hum, d'accord. Mais, voyez-vous…

BOLETTE (clignant des yeux et lui faisant un signe de tête)
Tu comprends que tout cela, c'est en l'honneur du professeur Arnholm. Quand un ami comme lui vient te voir après une longue absence…

HILDE (souriant et le secouant par la manche)
Le précepteur de Bolette, père…

WANGEL (avec un demi-sourire)
Ah ! Vous êtes deux petites polissonnes… Eh mon Dieu ! qu'y a-t-il de plus naturel, après tout, que ce souvenir donné à celle qui n'est plus. Pourtant… Tiens, Hilde (Il lui tend sa trousse.)
, porte cela dans mon cabinet. Non, mes enfants, je n'aime pas cela. Cette façon d'agir, vous comprenez. Cette répétition annuelle. Allons ! que voulez-vous ! Il paraît que c'est inévitable. HILDE, sur le point de traverser le jardin pour aller déposer la trousse, se retourne et fait un (signe vers l'allée.)
— Regardez donc ce monsieur qui vient par là. C'est pour sûr le professeur. BOLETTE regarde. — Allons donc ! (Riant.)
Ce bonhomme ? Ce serait Arnholm ?

WANGEL
Attendez un peu, mes enfants. Mais oui, je ne me trompe pas ! C'est bien lui !

BOLETTE (regardant, avec une stupeur contenue)
C'est ma foi vrai, je le reconnais maintenant !
(Le professeur ARNHOLM, en tenue du matin élégante, salue affectueusement et entre par la porte du jardin, venant de gauche. Lunettes à monture dorée. Mince canne à la main. Air un peu surmené.)

WANGEL (allant à sa rencontre)
Soyez le bienvenu, mon cher professeur ! Le bienvenu dans la vieille demeure que vous connaissez si bien !

ARNHOLM
Merci, docteur Wangel, merci. Je vous remercie de tout mon cœur.
(Ils se serrent la main et traversent le jardin.)

ARNHOLM
Et voici les enfants ! (Il leur tend la main et les regarde.)
J'aurais eu de la peine à les reconnaître, l'une et l'autre.

WANGEL
Je pense bien.

ARNHOLM
Si, peut-être bien Bolette… Je crois que j'aurais reconnu Bolette.

WANGEL
Difficilement. Eh ! il y a huit à neuf ans que vous ne l'avez vue. Eh oui, bien des choses ont changé ici depuis lors.

ARNHOLM (promenant son regard autour de lui)
Il me semble que non, si ce n'est que les arbres ont un peu grandi, et que vous avez aménagé cette tonnelle.

WANGEL
Je ne parle pas de l'aspect des choses.

ARNHOLM (souriant)
C'est vrai : vous voici père aujourd'hui de deux grandes jeunes filles, de deux demoiselles à marier.

WANGEL
Oh ! il n'y en a qu'une qui soit vraiment à marier.

HILDE (à demi-voix)
Allons donc, père !

WANGEL
Et maintenant, allons nous asseoir sous la véranda. Il y fait plus frais qu'ici. Passez devant, s'il vous plaît.

ARNHOLM
Merci, cher docteur.
(Ils montent. WANGEL fait asseoir ARNHOLM dans le fauteuil à bascule.)

WANGEL
C'est cela. Mettez-vous bien à l'aise et reposez-vous. Vous me paraissez un peu fatigué.

ARNHOLM
Oh ! ce n'est rien. Il me suffira d'être au milieu de vous pour…

BOLETTE (à WANGEL)
Faut-il apporter du soda et du sirop au salon ? Il fera trop chaud ici dans un instant.

WANGEL
Oui, mes enfants. Allez vous occuper de cela. Apportez-nous du soda et du sirop. Et peut-être un peu de cognac.

BOLETTE
Du cognac ?

WANGEL
Une goutte, pour le cas où quelqu'un voudrait en prendre.

BOLETTE
C'est bien. Toi, Hilde, porte la trousse au cabinet.
(BOLETTE entre au salon et referme la porte derrière elle. HILDE prend la trousse et descend au jardin pour faire le tour de la maison.)

ARNHOLM (qui a suivi des yeux BOLETTE)
Superbe, en vérité… Ah oui ! c'est une superbe… deux superbes jeunes filles que vous avez là.

WANGEL (s'asseyant)
N'est-ce pas ?

ARNHOLM
Oui, cette Bolette est étonnante. Hilde aussi… Mais parlons de vous, cher docteur… Vous êtes donc établi ici pour le reste de vos jours ?

WANGEL
Eh oui ! probablement. N'est-ce pas ici le berceau de mon enfance ? J'y ai vécu heureux avec celle qui nous a quittés si tôt. Celle que vous avez connue, Arnholm.

ARNHOLM
Oui, Oui.

WANGEL
Et maintenant je vis heureux avec celle qui lui a succédé. À tout prendre je ne puis pas me plaindre du sort.

ARNHOLM
Cependant vous n'avez pas d'enfants de votre second mariage ? WANGEL. — Il nous est né un garçon il y a deux ans et demi environ. Mais nous l'avons perdu très tôt. Il n'a vécu que quatre à cinq mois.

ARNHOLM
Votre femme est sortie ?

WANGEL
Elle ne tardera pas à rentrer. Elle prend son bain de mer. Elle le prend tous les jours à cette saison, et par tous les temps.

ARNHOLM
Serait-elle souffrante ?

WANGEL
Pas précisément. Cependant, elle est singulièrement nerveuse depuis deux ans. Je ne sais au juste ce qui se passe en elle. Mais on dirait qu'il n'y a pas pour elle d'autre joie, d'autre bonheur que de se plonger ainsi dans la mer.

ARNHOLM
C'est bien cela, je m'en souviens.

WANGEL (avec un sourire à peine perceptible)
C'est vrai, vous avez connu Ellida du temps où vous étiez précepteur à Skjoldviken.

ARNHOLM
Oui, elle venait souvent au presbytère, mais je la voyais surtout chez son père, quand j'allais au phare.

WANGEL
Cette période de sa vie a laissé en elle des traces profondes. On ne la comprend pas ici. On l'appelle "la Dame de la mer".

ARNHOLM
Vraiment ?

WANGEL
Oui. Aussi ai-je eu l'idée… Si vous lui parliez du passé, Arnholm ?… Cela lui ferait du bien.

ARNHOLM (avec un regard de doute)
Vous croyez ?

WANGEL
Oui, j'ai mes raisons pour cela.

VOIX D'ELLIDA (au jardin, à droite)
C'est toi, Wangel ?

WANGEL (se levant)
Oui, ma chérie.(ELLIDA WANGEL, enveloppée dans un grand peignoir, les cheveux mouillés épars sur les épaules, apparaît entre les arbres près de la tonnelle. ARNHOLM se lève.)
WANGEL sourit et lui tend les mains. — Voici justement la sirène. ELLIDA monte vivement les marches de l'escalier et lui saisit les mains. — Dieu soit loué, tu es de retour. Quand es-tu rentré ?

WANGEL
À l'instant. (Montrant ARNHOLM.)
Tu ne dis pas bonjour à un vieil ami ?

ELLIDA (tendant la main à ARNHOLM)
Vous voici ! Soyez le bienvenu ! Pardon, si je n'étais pas là pour vous recevoir.

ARNHOLM
Pas de façons avec moi, je vous en prie !

WANGEL
L'eau était-elle bien fraîche ce matin ?

ELLIDA
Fraîche ! Ah Dieu, non ! Elle n'est jamais fraîche ici. Elle est tiède, flasque, visqueuse, pouah ! L'eau des fjords est une eau malade.

ARNHOLM
Malade ?

ELLIDA
Oui, malade. Et l'on dirait qu'elle rend malade.

WANGEL (souriant)
Eh bien ! Voilà une belle réclame pour l'établissement. ARNHOLM. — Je crois plutôt qu'il y a une affinité entre vous et la mer, tout ce qui tient à la mer.

ELLIDA
Peut-être. C'est un peu ce que je sens. Mais vous ne remarquez pas tout ce que les filles ont préparé en votre honneur ?

WANGEL (embarrassé)
Hem… (Regardant sa montre.)
Il est bientôt temps que j'aille…

ARNHOLM
Est-ce vraiment en mon honneur ?

ELLIDA
Naturellement. Nous n'avons pas tant d'agréments tous les jours. Ouf, qu'il fait étouffant sous ce toit ! (Descendant au jardin.)
Venez ici ! On y sent au moins un peu d'air.
(Elle s'assied sous la tonnelle.)

ARNHOLM (la rejoignant)
Je crois même qu'il y en a beaucoup, et plutôt frais.

ELLIDA
Oui, pour vous qui êtes habitué à l'air accablant de la capitale. On le dit irrespirable en été.

WANGEL (qui est également descendu au jardin)
Hem, ma chère Ellida, il faut que je te laisse seule un instant avec notre ami.

ELLIDA
Tu as à faire ?

WANGEL
Oui, je vais passer au cabinet. Et puis, il me faut faire un brin de toilette. Mais je ne tarderai pas à revenir.

ARNHOLM (s'asseyant sous la tonnelle)
Ne vous pressez pas, mon cher docteur. Votre femme et moi, nous saurons occuper le temps.

WANGEL (avec un hochement de tête)
J'y compte bien… Ainsi, au revoir.
(Il traverse le jardin et disparaît à gauche.)

ELLIDA (après un silence)
On est bien ici, ne trouvez-vous pas ?

ARNHOLM
Je m'y sens bien.

ELLIDA
Cette tonnelle s'appelle ma tonnelle, car c'est moi qui l'ai fait aménager. Ou plutôt c'est Wangel qui l'a fait aménager pour moi.

ARNHOLM
Et c'est ici que vous vous tenez d'habitude ?

ELLIDA
Oui, c'est ici que je viens m'installer…

ARNHOLM
Avec les filles ?

ELLIDA
Non, les filles préfèrent la véranda.

ARNHOLM
Et Wangel ?

ELLIDA
Oh ! Wangel va et vient. Il est tantôt avec moi, tantôt avec les enfants.

ARNHOLM
Est-ce vous qui avez ainsi réglé votre existence ?

ELLIDA
Il me semble que tout le monde s'en trouve bien. Nous pouvons toujours nous parler à distance, quand nous croyons avoir quelque chose à nous dire.

ARNHOLM (après un silence)
La dernière fois que nos chemins se sont croisés… Je parle de Skjoldviken… Hem, il y a longtemps de cela.

ELLIDA
Dix ans, ni plus ni moins.

ARNHOLM
À peu près. Ah ! Quand j'y pense… Là-bas, dans le phare ! Quand je pense à la Petite Païenne, comme vous appelait le vieux pasteur, parce que votre père vous avait, disait-il, baptisée d'un nom de bateau et pas d'un nom chrétien…

ELLIDA
Eh bien ?

ARNHOLM
Eh bien ! Il ne me serait jamais passé par la tête que je vous retrouverais ici comme Mme Wangel.

ELLIDA
Non, puisque Wangel n'était pas encore… Puisque la mère des fillettes, leur vraie mère, vivait encore, en ce temps-là.

ARNHOLM
Oui, oui. Mais même sans cela, Wangel eût-il été libre, je n'aurais jamais cru la chose possible.

ELLIDA
Ni moi non plus, en ce temps-là.

ARNHOLM
Wangel est la droiture, l'honneur même, il est si foncièrement bon, si bienveillant envers tout le monde.

ELLIDA (avec feu)
Oui ! N'est-ce pas ?

ARNHOLM
Mais il y a un abîme entre vous et lui.

ELLIDA
Vous avez raison : un abîme.

ARNHOLM
Mais alors, comment cela s'est-il fait ? Comment ?

ELLIDA
Ne me questionnez pas là-dessus, mon cher Arnholm. Je ne saurais vous répondre. Même si je vous donnais des explications, vous ne seriez pas en état de les comprendre.

ARNHOLM
Hem… (Plus bas.)
N'avez-vous jamais rien confié à votre mari au sujet de… cette démarche… que j'ai eu la folie de tenter un jour.

ELLIDA
Y pensez-vous ! Jamais il n'a rien su de ce à quoi vous faites allusion.

ARNHOLM
Tant mieux. Cela me gênait un peu de penser que…

ELLIDA
Vous pouvez être tranquille. Tout ce que je lui ai dit, c'est que je vous aimais beaucoup, ce qui est vrai… que vous aviez été là-bas mon meilleur ami. ARNHOLM. — Merci. Mais dites-moi donc… pourquoi ne m'avez-vous jamais écrit depuis mon départ ?

ELLIDA
Je craignais de vous faire souffrir. Une lettre de celle qui n'avait pas pu répondre à vos vœux n'eût-elle pas rouvert la blessure ?

ARNHOLM
Hem… Mon Dieu, peut-être avez-vous eu raison.

ELLIDA
Mais vous-même, pourquoi ne m'avez-vous jamais écrit ? ARNHOLM la regarde et sourit avec une sorte de reproche. — Moi ? Faire le premier pas ? Pour laisser croire à quelque arrière-pensée ? Nettement éconduit, comme je l'avais été?

ELLIDA
Oui, oui, je vous comprends, moi aussi… N'avez-vous jamais songé à personne d'autre, depuis lors?

ARNHOLM
Jamais. Je suis resté fidèle à mes souvenirs.

ELLIDA (d'un ton demi-plaisant)
Allons donc ! Laissez là les tristes souvenirs. Et songez plutôt à devenir un heureux époux. Croyez-moi.

ARNHOLM
Je devrais alors me dépêcher un peu, madame Wangel. Pensez donc : j'ai bientôt trente-sept ans, ni plus ni moins.

ELLIDA
En effet, il faudrait vous hâter. (Un court silence, puis elle ajoute d'une voix grave et contenue.)
Et maintenant, mon cher Arnholm, écoutez-moi bien : je vais vous confier une chose que je n'aurais jamais avouée à cette époque, y fût-il allé de ma vie.

ARNHOLM
Que voulez-vous dire ?

ELLIDA
Cette… vaine démarche dont vous parliez tout à l'heure, je ne pouvais pas l'accueillir autrement que je ne l'ai fait.

ARNHOLM
Je le sais. Vous n'aviez à m'offrir que votre amitié. Je le sais très bien.

ELLIDA
Mais ce que vous ignorez, c'est que mes pensées, mon cœur ne m'appartenaient plus à cette époque.

ARNHOLM
À cette époque !

ELLIDA
Oui.

ARNHOLM
Mais c'est impossible. Vous confondez les dates. Vous n'aviez pas encore fait la connaissance de Wangel.

ELLIDA
Il ne s'agit pas de Wangel.

ARNHOLM
Il ne s'agit pas de Wangel ? Voyons… Il n'y avait à ce moment-là à Skjoldviken personne qui… Je ne me souviens pas d'un seul homme digne d'attirer votre attention.

ELLIDA
Non, non, je sais bien. C'était si fou, tout cela.

ARNHOLM
Expliquez-vous, je vous en prie !

ELLIDA
Non, il vous suffit de savoir que je n'étais pas libre à cette époque. Vous le savez maintenant.

ARNHOLM
Et si vous aviez été libre ?

ELLIDA
Que voulez-vous dire ?

ARNHOLM
Votre réponse eût-elle été différente ?

ELLIDA
Est-ce que je sais ? Vous voyez comment j'ai répondu à Wangel quand il s'est présenté.

ARNHOLM
Alors, à quoi bon cette confidence ?

ELLIDA (se levant avec une sorte d'angoisse)
J'ai besoin de quelqu'un à qui me confier. Non, non, ne bougez pas.

ARNHOLM
Ainsi, votre mari ne sait rien ?

ELLIDA
Dès le premier instant, je lui ai avoué que j'avais un jour disposé de mon cœur. Il n'a pas demandé à en savoir davantage. Et nous n'en avons plus jamais reparlé. Aussi bien était-ce de la folie, vous dis-je. Une ombre qui a traversé ma vie et disparu… à peu près.

ARNHOLM (se levant)
À peu près ? Pas entièrement ?

ELLIDA
Si, si ! Ah ! mon cher Arnholm, n'essayez pas de comprendre. Cela échappe à la raison. Si je vous disais tout, vous croiriez simplement que j'étais malade, que j'étais folle à ce moment.

ARNHOLM
Chère madame Ellida, il faut tout me dire.

ELLIDA
Eh bien, oui ! J'essaierai. Jamais le simple bon sens ne vous fera comprendre que…(Elle s'interrompt.)
Ah ! Voici une visite. J'achèverai plus tard.
(LYNGSTRAND arrive par l'allée, venant de gauche, et entre au jardin. Il porte une fleur à la boutonnière et tient à la main un beau bouquet enveloppé dans du papier et orné de rubans de soie. Il s'arrête avec quelque hésitation, devant la véranda.)

ELLIDA (s'avançant vers l'entrée de la tonnelle)
Vous cherchez les filles, monsieur Lyngstrand ?

LYNGSTRAND (se retournant)
Oh ! Vous êtes là, madame. (Il salue et se rapproche.)
Non, ce ne sont pas ces demoiselles que je cherche, c'est vous-même, madame Wangel. Vous avez bien voulu m'autoriser à me présenter chez vous.

ELLIDA
Assurément. Vous y serez toujours le bienvenu.

LYNGSTRAND
Merci. Et comme c'est aujourd'hui jour de fête dans votre famille…

ELLIDA
Ah ! vous le saviez ?

LYNGSTRAND
Mais oui. Alors j'ai pris la liberté de vous apporter ceci…
(Il s'incline et lui présente le bouquet.)

ELLIDA (souriant)
Mais, cher monsieur Lyngstrand, c'est plutôt au professeur Arnholm que vous devriez offrir ces jolies fleurs, puisque la fête est en son honneur.

LYNGSTRAND (les regardant, étonné)
Pardon, mais je n'ai pas l'honneur de connaître monsieur… Je voulais… Il s'agit de l'anniversaire…

ELLIDA
De l'anniversaire ? Vous vous trompez, monsieur Lyngstrand. Nous ne fêtons aujourd'hui aucun anniversaire.

LYNGSTRAND (souriant doucement)
Excusez-moi : j'ignorais que ce fût un secret…

ELLIDA
Vous dites ?…

LYNGSTRAND
Oui, j'ai appris que c'est aujourd'hui votre… votre anniversaire, madame.

ELLIDA
Mon anniversaire ?

ARNHOLM (la regardant)
Mais non, n'est-ce pas ?

ELLIDA (à LYNGSTRAND)
D'où vous vient cette idée ?

LYNGSTRAND
C'est Mlle Hilde qui vous a trahie. Je suis venu ici il y a un moment. En voyant ces fleurs et ce drapeau hissé, j'ai questionné ces demoiselles et…

ELLIDA
Oui. Eh bien ?

LYNGSTRAND
Et Mlle Hilde m'a répondu que c'était aujourd'hui l'anniversaire de sa mère.

ELLIDA
De sa mère… ! Ah ! très bien.

ARNHOLM
C'est donc cela !…
(ELLIDA et lui échangent un regard d'entente.)

ARNHOLM
Allons, madame Wangel, puisque ce jeune homme est dans le secret…

ELLIDA (à LYNGSTRAND)
Oui, puisque vous êtes dans le secret… LYNGSTRAND, lui (offrant de nouveau le bouquet.)
— Vous me permettez donc de vous féliciter ?

ELLIDA (prenant les fleurs)
Je vous remercie, monsieur Lyngstrand.
(Tous trois s'assoient sous la tonnelle.)

ELLIDA
Oui, monsieur le professeur, c'était un secret.

ARNHOLM
Un secret pour les profanes.

ELLIDA (déposant le bouquet)
Vous dites bien. Pour les profanes. LYNGSTRAND. — Vous pouvez être bien sûre que je n'en parlerai à personne.

ELLIDA
Oh ! ce n'est pas ce que je voulais dire. Mais parlons de vous. Comment allez-vous ? Vous semblez en meilleure forme.

LYNGSTRAND
Il me semble que je vais bien. Et si je puis aller dans le Midi, l'année prochaine…

ELLIDA
Les filles m'ont dit que c'était décidé.

LYNGSTRAND
Oui, j'ai un protecteur à Bergen, qui m'en fournira les moyens. Il me l'a promis.

ELLIDA
Qu'est-ce qui vous a valu cette protection ?

LYNGSTRAND
Un heureux hasard. J'ai servi à bord d'un de ses bateaux…

ELLIDA
Vous aviez donc du goût pour la vie en mer.

LYNGSTRAND
Nullement. Mais, après la mort de ma mère, mon père n'a plus voulu me garder chez lui, à ne rien faire. Alors il m'a fait embarquer comme matelot sur un navire. En rentrant, le navire a fait naufrage dans la Manche. Ce fut une vraie chance pour moi.

ARNHOLM
Comment cela ?

LYNGSTRAND
Mais oui, c'est de là que vient mon mal. Ce mal de poitrine dont je souffre. Je suis resté trop longtemps dans l'eau glacée avant d'être repêché. C'est ainsi que j'ai échappé au métier de marin. Ce fut un bonheur pour moi.

ARNHOLM
Vraiment ? Vous trouvez ?

LYNGSTRAND
Oui. Ce mal n'est pas bien dangereux. Et il me permet de me vouer à la sculpture, ce qui était mon plus ardent désir. Pensez donc : modeler l'argile délicate, la caresser, la rendre docile à ma volonté.

ELLIDA
Et que comptez-vous modeler ? Des tritons ? Des sirènes ? Ou les Vikings des vieilles légendes ?

LYNGSTRAND
Non, rien de tout cela. Dès que je serai en état de le faire, je m'en vais tenter une grande œuvre. Je songe à un groupe.

ELLIDA
Fort bien. Et que représentera-t-il, ce groupe ?

LYNGSTRAND
Oh ! une chose vécue.

ARNHOLM
À la bonne heure. Tenez-vous-en là.

ELLIDA
Pourriez-vous nous le décrire ?

LYNGSTRAND
Voici : je vois devant moi une jeune femme, une femme de marin. Elle dort d'un sommeil agité. Elle a un rêve. Je réussirai, j'espère, à faire comprendre qu'elle rêve.

ARNHOLM
Je n'aperçois encore qu'une seule figure.

LYNGSTRAND
Attendez : il y en aura une autre. Une sorte d'apparition. Son mari, qu'elle a trompé en son absence et qui a péri en mer.

ARNHOLM
Vous dites ?

ELLIDA
Il s'est noyé ?

LYNGSTRAND
Oui, dans un naufrage. Mais voici qu'il revient la nuit auprès d'elle. Le voici debout devant son lit. Il la regarde. Ses vêtements ruissellent comme ceux d'un homme qu'on a retiré de l'eau.

ELLIDA (se renversant dans son fauteuil)
C'est étrange. (Fermant les yeux.)
Je vois si bien tout cela.

ARNHOLM
Mais dites donc, mon cher monsieur, vous parliez d'une chose vécue.

LYNGSTRAND
Mais oui, dans un certain sens elle l'a été.

ARNHOLM
Allons donc ! Un mort qui revient…

LYNGSTRAND
Mon Dieu, je ne veux pas dire, bien entendu, que j'aie vu tout cela en réalité. Et pourtant…

ELLIDA (vivement, l'oreille tendue)
Contez-moi tout ce que vous savez. Je vous écoute.

ARNHOLM (souriant)
C'est là, en effet, une histoire pour vous. Cela sent la mer !

ELLIDA
Continuez, monsieur Lyngstrand.

LYNGSTRAND
Je continue. Notre brick allait quitter le port de Halifax, quand le maître d'équipage tomba malade. Nous dûmes l'abandonner à l'hôpital et engager un autre maître d'équipage à sa place. C'était un Américain. Cet homme…

ELLIDA
L'Américain ?

LYNGSTRAND
Oui. Cet homme emprunta un jour au capitaine un paquet de vieux journaux, qu'il se mit à lire assidûment. Il voulait, disait-il, apprendre le norvégien.

ELLIDA
Eh bien ?

LYNGSTRAND
Un soir de gros temps, tout l'équipage était sur le pont, excepté le maître d'équipage et moi. Il s'était luxé une jambe et moi j'étais souffrant, étendu sur ma couchette. Nous étions tous deux dans le poste d'équipage, lui toujours plongé dans sa lecture.

ELLIDA
Oui, oui.

LYNGSTRAND
Tout à coup, je l'entends pousser une espèce de rugissement. Je le regarde : il était blanc comme un linge. Il froisse le journal, puis se met à le déchirer en petits morceaux, doucement, tout doucement.

ELLIDA
En silence ? Sans dire un mot ?

LYNGSTRAND
Tout d'abord. Mais bientôt il murmura comme s'il se fût parlé à lui-même : "Mariée, à un autre, en mon absence."

ELLIDA (fermant les yeux, à demi-voix)
Il a dit cela ?

LYNGSTRAND
Oui. Et pensez donc : ce fut dit en bon norvégien. Il avait de la facilité pour les langues, cet homme-là.

ELLIDA
Et après ? Il n'a rien ajouté ?

LYNGSTRAND
Si. Des paroles singulières, que je n'oublierai de ma vie. Toujours du même ton contenu, étrange, il dit : "N'importe. Elle m'appartient, elle sera à moi. Elle me suivra, vivant ou mort, dussé-je, si je me noie, sortir de la mer pour aller la prendre et l'emmener." ELLIDA se verse un verre d'eau, d'une main tremblante. — Ouf, on étouffe ici aujourd'hui.

LYNGSTRAND
Et il y avait, dans sa façon de dire cela, une telle force de volonté que je ne doutai pas, à ce moment, qu'il fût homme à accomplir sa menace.

ELLIDA
Savez-vous ce qu'il est devenu ensuite ?

LYNGSTRAND
Oh ! Madame, je suis sûr qu'il n'est plus de ce monde.

ELLIDA (vivement)
Qu'est-ce qui vous le fait croire ?

LYNGSTRAND
Nous fîmes naufrage bientôt après. Je sautai dans la grande chaloupe avec le capitaine et cinq hommes de l'équipage. Le second descendit dans la yole avec l'Américain et un autre.

ELLIDA
Et on n'en a plus entendu parler.

LYNGSTRAND
Jamais. Mon protecteur de Bergen me l'a encore écrit dernièrement. C'est justement ce qui me donne une telle envie de tirer de cet épisode une œuvre d'art. Je la vois si bien, la femme infidèle. Et le vengeur aussi, sorti de la mer pour la retrouver. Je les vois si bien l'un et l'autre.

ELLIDA
Moi aussi. (Elle se lève.)
Venez, rentrons. Ou plutôt allons retrouver Wangel ! On étouffe ici.
(Elle sort de la tonnelle.)

LYNGSTRAND (qui s'est également levé)
Moi, je vais prendre congé de vous. Je n'étais venu que pour un instant, vous souhaiter une bonne fête.

ELLIDA
Puisque vous voulez nous quitter… (Elle lui tend la main.)
Au revoir et merci pour les fleurs.(LYNGSTRAND salue, sort par la porte du jardin et disparaît à gauche.)
ARNHOLM se lève et s'approche d'ELLIDA. — Chère madame Wangel, je vous vois toute troublée.

ELLIDA
Oui, c'est vrai. Quoique…

ARNHOLM
Après tout, vous pouviez vous y attendre. ELLIDA le regarde, étonnée. — M'y attendre !

ARNHOLM
Je crois bien.

ELLIDA
M'attendre à cette réapparition ?

ARNHOLM
Quoi ! Vous songez encore au conte à dormir debout de cette espèce de toqué ?

ELLIDA
Mon cher Aranholm, il n'est peut-être pas si toqué que vous croyez.

ARNHOLM
Ainsi ce sont ces billevesées qui vous ont émue de la sorte ? Et moi qui croyais…

ELLIDA
Que croyiez-vous ?

ARNHOLM
Je croyais tout naturellement que vous vouliez me donner le change, que la vraie cause de votre émoi c'étaient ces fêtes de famille qu'on célèbre ici en secret… votre mari et ses enfants vivent une vie de souvenirs dont vous êtes exclue.

ELLIDA
Oh ! quant à cela, je laisse aller les choses. Je n'ai aucun droit à réclamer mon mari pour moi toute seule.

ARNHOLM
Il me semble, au contraire, que vous en avez parfaitement le droit.

ELLIDA
Eh bien, non ! Pas du tout, car je vis, de mon côté, une vie dont les autres sont exclus.

ARNHOLM
Vous ! (Plus bas.)
Est-ce à dire que… ? que vous n'aimez pas votre mari ?

ELLIDA
Si, si, j'ai fini par l'aimer de tout mon cœur ! Ah ! c'est là ce qu'il y a d'inimaginable, d'incroyable, de terrible !

ARNHOLM
Allons, madame Wangel, il faut me confier vos soucis ! Voulez-vous ?

ELLIDA
Cela m'est impossible, mon ami. Du moins en ce moment. Plus tard peut-être.
(BOLETTE paraît sous la véranda et descend au jardin.)

BOLETTE
Voici père. Il a terminé son travail. Voulez-vous que nous allions nous asseoir tous ensemble au salon ?

ELLIDA
Oui, allons-y.
(WANGEL, qui a changé d'habits, sort de derrière la maison et s'approche, accompagné de HILDE.)

WANGEL
Me voici. J'ai fini, je suis libre ! On va nous servir des rafraîchissements.

ELLIDA
Un instant.
(Elle se rend sous la tonnelle et va prendre le bouquet.)

HILDE
Oh ! les belles fleurs ! Qui te les a données ?

ELLIDA
Je les tiens de M. Lyngstrand, ma chère Hilde.

HILDE (saisie)
De Lyngstrand ?

BOLETTE (inquiète)
Lyngstrand est donc revenu ?

ELLIDA (avec un demi-sourire)
Oui. Il a apporté ces fleurs. À cause de l'anniversaire. Tu comprends ?

BOLETTE (avec un coup d'œil à HILDE)
Oh !…

HILDE (à demi-voix)
L'animal !

WANGEL (avec un pénible embarras, à ELLIDA)
Hem… Vois-tu… Je vais te dire, ma chère, ma bonne Ellida…

ELLIDA (l'interrompant)
Venez, les filles ! Nous allons mettre mes fleurs dans l'eau avec les autres.
(Elle va sous la véranda.)

BOLETTE (à HILDE)
Oh ! elle est bien gentille, au fond.

HILDE (à voix à peine contenue, avec colère)
Des grimaces ! Tout cela, c'est pour entortiller père.

WANGEL (sous la véranda, serrant la main d'ELLIDA)
Merci, Ellida, merci !

ELLIDA (arrangeant les fleurs)
Eh quoi ? Ne puis-je pas, moi aussi, contribuer à l'anniversaire de la maman ?

ARNHOLM
Hem.
(Il rejoint WANGEL et ELLIDA, BOLETTE et HILDE restent au jardin.)

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