SCÈNE V

CHATEAUGREDIN
(la tête émaillée de papillotes, ouvrant la lettre.)
Je lui ai pourtant distillé les phrases les plus incandescentes… (Relisant sa lettre.)
"Chère amie, impossible de partir encore… ces chinois d'avoués." (Jetant un cri et se levant.)
Ah! bigre!… la lettre destinée à ma femme!… Je me suis trompé d'adresse!… J'ai envoyé à Trouville celle pour
Anaïs!… et ma femme qui va recevoir ça!… un tas de bêtises! de gaudrioles! Sapristi!… Que faire?…

FELICITE
(entrant par le fond, portant des bagages de voyage.)
Nous v'là!… Bonjour, Monsieur.

CHATEAUGREDIN
(effrayé.)
Félicité!…

FELICITE
Nous arrivons de Trouville!

CHATEAUGREDIN
Et ma femme?…

FELICITE
La v'là qui monte avec votre oncle Hérissart!

CHATEAUGREDIN
Crédié!…
(Il arrache vivement ses papillotes et en oublie deux.)

FELICITE
(à part, riant.)
Tiens!… Monsieur en papillotes!…
(Elle entre dans la chambre de gauche.)

CHATEAUGREDIN
(seul.)
Plus de doute!… elle a reçu ma lettre et elle arrive… quelle scène!

AMELIE
(entrant.)
Enfin, nous voilà!…

CHATEAUGREDIN
Chère amie, quelle aimable surprise!

AMELIE
Embrasse-moi !

CHATEAUGREDIN
(l'embrassant, à part.)
Elle n'a rien reçu!

HERISSART
Bonjour, mon neveu.
(ENSEMBLE AIR : Il n'a pas l'air malin SECRETAIRE DE MADAME)

AMELIE
C'est moi!
Ah! loin de toi
Quelle était ma souffrance!
Que le jour
Du retour
Est doux après l'absence!

CHATEAUGREDIN
C'est toi!
Je te revois!
Ah! quelle heureuse chance!
Que le jour
Du retour
Est doux après l'absence!

HERISSART
Chez moi
Je me revois…
Ah! quelle heureuse chance!
Que le jour
Du retour
Est doux après l'absence!
(Regardant CHATEAUGREDIN.)
Tiens ! vous avez du papier sur la tête!

CHATEAUGREDIN
(tressaillant.)
Oh !…
(Il arrache ses deux papillotes.)

AMELIE
Tu t'es fait friser?… Pourquoi ça?…

CHATEAUGREDIN
(vivement.)
Pour rien! pour ma fête!… C'est ma fête!

HERISSART
Quelle drôle d'idée!

AMELIE
(offrant un bouquet.)
Vous voyez que je ne l'ai pas oublié!

CHATEAUGREDIN
Que tu es bonne!

AMELIE
(voyant l'autre bouquet, et surprise.)
Ah!… on t'a déjà souhaité?…

CHATEAUGREDIN
(vivement.)
Oui… oui!… C'est le portier!… ces gens-là… tu sais… pour avoir cent sous…

AMELIE
Mais c'est un bouquet de dix francs au moins!

CHATEAUGREDIN
(avec un sourire forcé.)
Bah!… Eh bien!… je ne lui ai donné que cent sous… ça lui apprendra!

AMELIE
(qui a mis son bouquet dans l'autre potiche.)
J'ai bien des reproches à vous faire, Monsieur… me laisser sans lettre…

CHATEAUGREDIN
Tu ne l'as pas reçue?… elle t'a croisée!… Je t'expliquais cette diable d'affaire Lognon… Figure-toi que ces chinois d'avoués…

HERISSART
(lorgnant le portrait d'Anaïs.)
Oh! la belle femme!…

AMELIE
(se retournant.)
Un portrait!…

CHATEAUGREDIN
(à part.)
Sapristi !…

AMELIE
Qu'est-ce que c'est que ça?…

CHATEAUGREDIN
(balbutiant.)
Ça?… C'est… c'est un Rembrandt… pour ma fête!

HERISSART
Oui : je reconnais la touche du grand maître.

AMELIE
Un Rembrandt!

CHATEAUGREDIN
(pour rompre la conversation.)
Mais donne-moi donc tes paquets… tes cartons!… (Il les prend.)
Je vais les porter dans ta chambre…

AMELIE
Ne prends pas la peine… (A part.)
Il a un air tout singulier !

FELICITE
(revenant de la chambre.)
Madame, faut-il faire à dîner?

AMELIE
Faire à dîner?… il est bien tard… Est-ce qu'on ne t'apporte pas tous les jours ton repas du restaurant voisin?…

CHATEAUGREDIN
Si!…

AMELIE
Eh bien!… nous nous contenterons de ton ordinaire… (A FELICITE.)
Vous irez demander le dîner
(de Monsieur…)

FELICITE
Bien, Madame…
(Elle sort par le fond.)

CHATEAUGREDIN
(à part.)
Bigre!… et l'autre!… qui compte dessus!
(Il remonte pour rappeler FELICITE.)

AMELIE
Qu'as-tu?…

CHATEAUGREDIN
(redescendant et balbutiant.)
C'est… qu'il y a du turbot!… aimes-tu le turbot?…

AMELIE
Sans doute.

HERISSART
Moi, j'en raffole…

CHATEAUGREDIN
(chargé des paquets et des cartons.)
Oh ! Alors, très bien !… Je craignais que vous n'aimassiez pas le turbot… mais du moment que vous aimez le turbot… (A part.)
Et l'autre!…
(ENSEMBLE AIR de la Chanteuse voilée.)

CHATEAUGREDIN
Rassure-toi, je n'ai plus rien ;
Ma crainte était puérile.
Vous aimez le turbot? très bien!
N'en parlons plus; je suis tranquille.

AMELIE
(et HERISSART)
Rassure-toi, va! ne crains rien ;
Pourquoi ce trouble inutile?
Notre repas sera très bien.
Mon cher ami, sois donc tranquille.
(CHATEAUGREDIN entre dans la chambre à gauche.)


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