Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon
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Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée… mais pas de coups d’épingle !

Alphonse Daudet

Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée… mais pas de coups d’épingle !

Avait-il bien réellement l’intention de partir ?… Question délicate, et à laquelle l’historien de Tartarin serait fort embarrassé de répondre.

Toujours est-il que la ménagerie Mitaine avait quitté Tarascon depuis plus de trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas… Après tout, peut-être le candide héros, aveuglé par un nouveau mirage, se figurait-il de bonne foi qu’il était allé en Algérie. Peut-être qu’à force de raconter ses futures chasses, il s’imaginait les avoir faites, aussi sincèrement qu’il s’imaginait avoir hissé le drapeau consulaire et tiré sur les Tartares, pan ! pan ! à Shang-Haï.

Malheureusement, si cette fois encore Tartarin de Tarascon fut victime du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsqu’au bout de trois mois d’attente, on s’aperçut que le chasseur n’avait pas encore fait une malle, on commença à murmurer.

— « Ce sera comme pour Shang-Haï ! » disait Costecalde en souriant. Et le mot de l’armurier fit fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus en Tartarin.

Les naïfs, les poltrons, des gens comme Bézuquet, qu’une puce aurait mis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer les yeux, ceux-là surtout étaient impitoyables. Au cercle, sur l’esplanade, ils abordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.

— Et autremain pour quand ce voyage ?

Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chasseurs de casquettes reniaient leur chef !

Puis les épigrammes s’en mêlèrent. Le président Ladevèze, qui faisait volontiers en ses heures de loisir deux doigts de cour à la muse provençale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup de succès. Il était question d’un certain grand chasseur appelé Maître Gervais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusqu’au dernier tous les lions d’Afrique. Par malheur, ce diable de fusil était de complexion singulière : on le chargeait toujours, il ne partait jamais.

Il ne partait jamais ! vous comprenez l’allusion…

En un tour de main, cette chanson devint populaire et quand Tartarin passait, les portefaix du quai, les petits décrotteurs de devant sa porte chantaient en chœur :

Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, toujou lou cargon.
Lou fùsioù de mestre Gervaï
Toujou lou cargon, part jamaï

Seulement cela se chantait de loin, à cause des doubles muscles.

Ô fragilité des engouements de Tarascon !…

Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ; mais au fond cette petite guerre sourde et venimeuse l’affligeait beaucoup ; il sentait Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller à d’autres, et cela le faisait horriblement souffrir.

Ah ! la grande gamelle de la popularité, il fait bon s’asseoir devant, mais quel échaudement quand elle se renverse !…

En dépit de sa souffrance, Tartarin souriait et menait paisiblement sa même vie, comme si de rien n’était.

Quelquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance, qu’il s’était par fierté collé sur le visage, se détachait subitement. Alors, au lieu du rire, on voyait l’indignation et la douleur…

C’est ainsi qu’un matin que les petits décrotteurs chantaient sous ses fenêtres : lou fùsioù de mestre Gervaï, les voix de ces misérables arrivèrent jusqu’à la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant sa glace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait trop forte, il était obligé de la surveiller.)

Tout à coup la fenêtre s’ouvrit violemment et Tartarin apparut en chemise, en serre-tête, barbouillé de bon savon blanc, brandissant son rasoir et sa savonnette, et criant d’une voix formidable :

— Des coups d’épée, Messieurs, des coups d’épée !… Mais pas des coups d’épingle.

Belles paroles dignes de l’histoire, qui n’avaient que le tort de s’adresser à ces petits fouchtras, hauts comme leurs boîtes à cirage, et gentilshommes tout à fait incapables de tenir une épée !


Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée… mais pas de coups d’épingle !
Le jardin du baobab.
Coup d’œil général jeté sur la bonne ville de Tarascon : les Chasseurs de casquettes
Nan ! nan ! nan — suite du coup d’œil général jeté sur la bonne ville de Tarascon.
Ils !!!
Quand Tartarin de Tarascon allait au cercle.
Les deux Tartarins. — Dialogue mémorable entre Tartarin-Quichotte et Tartarin-Sancho.
Les Européens à Shang-Haï. — Le haut commerce. — Les Tartares. — Tartarin de Tarascon serait-il un imposteur ??? — Le mirage.
La Ménagerie Mitaine. — Un lion de l’Atlas à Tarascon. — Terrible et solennelle entrevue !
Singuliers effets du mirage.
Avant le départ.
Des coups d’épée, messieurs, des coups d’épée… mais pas de coups d’épingle !
De ce qui fut dit dans la petite maison du baobab.
Le Départ.
Le port de Marseille. — Embarque ! embarque !
La traversée. — Les cinq positions de la chechia. — Le soir du troisième jour. — Miséricorde !
Aux armes ! aux armes !
Invocation à Cervantes. — Débarquement. — Où sont les Teurs ! — Pas de Teurs. — Désillusion.
Le premier affût.
Pan ! pan !
Arrivée de la femelle. — Terrible combat. — Le rendez-vous des lapins.
Histoire d’un omnibus, d’une Mauresque et d’un chapelet de fleurs de jasmin.
Lions de l’Atlas, dormez !
Le Prince Grégory du Monténégro.
Dis-moi le nom de ton père, et je te dirai le nom de cette fleur.
Sidi Tart’ri ben Tart’ri
On nous écrit de Tarascon.
Les diligences déportées.
Où l’on voit passer un petit monsieur.
Un couvent de lions.
La caravane en marche.
L’affût du soir dans un bois de lauriers-roses.
Enfin !…
Catastrophes sur catastrophes.
Tarascon ! Tarascon !

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