Ophélie

I

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles,
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
— On entend dans les bois lointains des hallalis…

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir ;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile.
— Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui, tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège
T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté !

C’est qu’un souffle inconnu, fouettant ta chevelure,
À ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait la voix de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits !

C’est que la voix des mers, comme un immense râle,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou s’assit, muet, à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu.
Tes grandes visions étranglaient ta parole :
— Un Infini terrible effara ton œil bleu !

III

— Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


"Poésies" est un titre générique utilisé pour regrouper les premiers poèmes d’Arthur Rimbaud, écrits entre 1869 et 1872, alors qu’il est encore adolescent. Ces textes, publiés de manière posthume ou dans des revues littéraires de son vivant, reflètent l’évolution rapide de son style et de sa vision poétique. On y trouve à la fois des traces de sa jeunesse provinciale, des révoltes contre les institutions, et des éclats de génie annonçant ses œuvres majeures comme "Une saison en enfer" ou "Les Illuminations".

Dans ces poèmes, Rimbaud explore une variété de thèmes, souvent marqués par une intensité émotionnelle et une recherche de liberté. Certains textes, comme "Ma Bohème", célèbrent l’évasion, la vie vagabonde et la communion avec la nature, témoignant de son désir d’échapper à la rigidité de la société bourgeoise. D’autres, comme "Le Dormeur du Val", abordent des thèmes plus sombres, notamment la guerre et la mort, à travers des images puissantes et poignantes.

Les poèmes de "Poésies" reflètent également une révolte contre les conventions littéraires et sociales. Rimbaud critique la religion, l’autorité et la morale de son époque, adoptant parfois un ton satirique ou provocateur, comme dans "Les Assis", où il raille les bourgeois enfermés dans leur conformisme. Son style évolue rapidement vers une modernité radicale, avec une utilisation novatrice du langage, des rythmes et des images.

Ce recueil marque aussi les premiers pas de Rimbaud vers sa célèbre théorie du "voyant", qu’il développe dans sa correspondance. Il y explore l’idée que le poète doit expérimenter des états de conscience extrêmes, en "dérèglant tous les sens", pour atteindre une vérité profonde et universelle.

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